Qu’est-ce que Joker dit du cinéma américain ? À l’heure où au box-office tout n’est qu’effets spéciaux, grandes aventures spatiales et rétrécissement de notre monde sur fond vert, le long-métrage de Todd Phillips figure un parti-pris anti-moderne au regard des productions hollywoodiennes actuelles : occuper un espace restreint, local, celui d’un quartier, d’une cité insalubre, ici le Gotham des années 1980 et, dans l’inconscient populaire, le New York de Scorsese.
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Dans le monde des super-héros, le postulat est risqué tant les spectateurs, habitués à bouffer des suites labellisées Marvel, se prennent en pleine gueule une production qui ne laisse aucune place à une histoire globalisée ou à un combat ultime qui occupera le dernier tiers du film. Exclure une forme de simplicité au profit d’une longue descente aux enfers sans un seul trait d’humour, à Hollywood, c’est osé. Surtout quand l’enjeu financier est important pour Warner et DC Comics, écuries qui ont perdu la bataille du soft-power héroïque depuis la trilogie Nolan.
La valse des clowns
Gotham. Les rues sont dégueulasses, les poubelles remplacent les passants, des “super-rats” font la une des journaux, amenant maladies et infections pendant que les éboueurs manifestent leur colère. “Où va le monde ?” s’interroge le présentateur télé, alors que son prochain sujet se concentre sur la hausse des prix de l’essence. Loin des beaux quartiers et des costards du downtown de Batman Begins, la réalité est ici amère. Thomas Wayne, figure de la ville, lance sa candidature à la mairie d’une cité crade, dangereuse.
Arthur Fleck fait partie des parias de la communauté. Il n’est qu’un clown dont le rire maladif l’étrangle, un rire dont il ne peut se défaire, l’obligeant à donner une carte informative à ceux qui le regardent de travers. Dans le bureau de son médecin, une affiche surplombe la pièce. On peut y lire : “It’s normal to be trapped”, comme pour mieux annoncer la couleur déprimante du film. Arthur est enfermé, dans sa tête comme avec sa mère, dans ses pensées noires comme dans son appartement grisâtre.
Clown parmi les “clowns” pointés du doigt avec arrogance par Thomas Wayne, son rêve est de se retrouver un soir sur les ondes télévisuelles dans l’émission de Murray, un late show présenté par un formidable De Niro, aujourd’hui présentateur dans Joker, hier comique gênant dans La Valse des pantins de Scorsese.
La gloire, enfin. Celle à portée d’écran, pour les fameuses “15 minutes of fame”. Celle qui l’annonce comme un homme méritant, présent pour sa mère, dont la vie a pour but de “mettre un sourire sur le visage” des gens. Le problème, c’est que l’intégralité des personnes qui l’entourent de près ou de loin, soit ne le comprennent guère, soit ne l’écoutent pas, ou soit encore l’enfoncent brutalement dans une désillusion qui l’amène progressivement à confondre réalité et imagination.
Dans les couloirs mentaux de Gotham
Si Taxi Driver (1976), Apocalypse Now (1979) et La Valse des pantins (1983) sont cités en référence, un autre grand film résonne au cœur de cette descente aux enfers : Shining, sorti en 1980. La lente construction de la folie mentale de Jack Nicholson semble avoir beaucoup plus influencé Joaquin Phoenix que son rôle du Joker en 1989 devant la caméra de Tim Burton dans Batman.
Les avenues de Gotham sont tout autant d’indications du bordel psy qui règne chez Arthur Fleck que les couloirs du Overlook Hotel mis en scène par Stanley Kubrick le sont pour Jack Torrance. Des détritus, des coups de feu, des voitures défoncées : on ne saurait faire la différence entre la réalité sociale et économique de Gotham et la situation mentale de l’homme qui deviendra le Joker. Jusqu’à un point où les deux se confondent, où Arthur Fleck décide d’assumer son être, se transformant en un clown sanglant, créant sa propre réalité.
Jack Nicholson dans <em>Shining.</em> (© Warner Bros.)
Le déclic se produit dans les rames glauques d’un métro. Alors que la lumière du wagon va et vient, Arthur Fleck se met à changer, et le Joker émerge. C’est la goutte d’eau. C’est la violence de trop. C’est la première fois que la caméra prend la place de son personnage principal. On ressent sa peur face à ses assaillants. On entend ensuite ses acouphènes à cause des détonations. Le spectateur fait corps avec le corps le plus triste des films de super-héros qui, soudain, danse devant nos yeux. Dans le reflet des toilettes, le voilà, le Joker, souriant. Désormais, il existe. Il s’est créé une identité en tuant celles des autres.
Mask off
Joker est un grand film. Parce qu’il décide, à travers une froideur impressionnante et une mise en scène intelligente, de raconter le destin d’un pauvre homme dont l’environnement fictionnel fait immédiatement référence à une réalité invivable, miroir de l’époque Reagan, cousine de celle de Trump. Sans jamais s’apitoyer sur le sort de son protagoniste, sans jamais en faire un martyr, le long-métrage de Todd Phillips devient un uppercut cinématographique, laissant le spectateur, devenu témoin, sous le choc.
Joker est un film avant tout cruel, pénétrant dans l’esprit de son personnage principal, écoutant ses pensées, le regardant se mouvoir alors qu’il vibre au son des guitares saillantes du “Rock & Roll Part 2” de Gary Glitter.
Joker n’est pas un film comme les autres. Dans une Amérique qui ne produit plus de grandes comédies depuis bientôt 10 ans, il est son corps artistique le plus déprimant, le plus réaliste, le plus oppressant ; il suit un personnage qu’on aurait pu retrouver au retour de la guerre du Vietnam, de cette folie dantesque racontée par Francis Ford Coppola.
Joker ne peut être comparé à la trilogie du Dark Knight tant celle-ci s’inscrivait dans l’après 11-Septembre, portant la lumière vers le grand, beau et richissime Bruce Wayne, dont la vie rebondissait à travers les envies de son meilleur ennemi, le Joker incarné par Heath Ledger. Le réalisme dont faisait preuve Nolan donnait du sérieux à la mythologie Batman, Gotham prenant comme jamais des airs de New York des années 2000. L’environnement était plus que primordial, parce qu’il s’agissait avant tout d’une cité qu’il fallait sauver, grâce à l’aide de son plus grand défenseur, à travers une mise en scène froide, précise, sans fioritures.
Joaquin Phoenix dans <em>Joker</em> (© Warner Bros.)
En 2019, Joker propose de changer complètement cet ordre d’idée : c’est le premier long-métrage de DC Comics qui a l’ambition de se concentrer sur le mal, le symptôme, celui qui conduira Gotham vers la folie. Dans cette volonté scénaristique, Todd Phillips a convoqué l’un des meilleurs acteurs de sa génération, Joaquin Phoenix. Il livre une performance grandiose, inquiétante, passant du rire aux larmes en un clin d’œil, alors que son regard vient souligner le désespoir de sa condition.
Il est le premier à inspirer les pantins, les misérables. Il est le premier à réagir face à une notion dans laquelle beaucoup de citoyens de Gotham se retrouvent : celle de ne pas avoir d’identité, d’être invisible, d’être un loser, face à la violence de la finance, face à la puissance des médias. Et Todd Phillips de le suivre à la trace, dans un réalisme mortifère, alors qu’un rire glaçant et incontrôlable vient fendre l’air brumeux de Gotham.
Au bout du couloir trône une représentation glaçante de l’Amérique. Voilà pourquoi Joker est un grand film : il n’est pas seulement un film de super-vilain.