Au Japon, une nouvelle génération d’artistes s’élève pour défendre l’art du tatouage

Au Japon, une nouvelle génération d’artistes s’élève pour défendre l’art du tatouage

Arrêté en 2015 parce qu’il voulait exercer son art, l’artiste-tatoueur Taiki Masuda est actuellement en procès contre les autorités nipponnes. Et l’issue de ce dernier pourrait être décisive pour l’avenir du tatouage au Japon.

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Le tatouage traditionnel japonais, également connu sous le nom d’irezumi, est l’un des genres les plus respectés et répandus du monde du tatouage. Inspiré par les motifs délicats du mouvement artistique ukiyo-e, cet art ancestral continue en effet, plus que jamais, d’être perpétué par quelques-uns des artistes les plus talentueux de leur génération, à l’instar du Suisse Filip Leu, de l’Irlandais Chris Crooks ou encore de l’Américain Aaron Bell. Un rayonnement international donc, qui peut paraître ironique lorsque l’on sait que sur ses propres terres, la pratique est encore victime d’une violente stigmatisation.

Une pratique associée à tort aux yakuzas

Longtemps arboré par les yakuzas, qui ont pris pour habitude de recouvrir leur corps de body suit flamboyants dans le but d’exposer leur bravoure, le tatouage japonais, qu’il soit traditionnel ou moderne, reste à ce jour associé à la pègre nippone.

“Les tatouages ne sont évidemment pas réservés aux yakuzas, c’est une fabrication des médias de masse”, nous expliquait le tatoueur Horiyoshi III, que nous avions rencontré à Yokohama, au Japon, en 2014. “Il y a des yakuzas sans tatouages et des tatoués qui ne sont pas yakuzas ! Lui par exemple [il désigne son client, ndlr], ce n’est pas un yakuza. Un chercheur a étudié les rapports entre les tatouages et les criminels : 30 % des criminels incarcérés étaient tatoués, 70 % ne l’étaient pas. Les non-tatoués commettent donc plus de délits.” Et d’ajouter :

“Mais l’opinion publique associe toujours tatouage et criminalité. C’est une grave erreur. Je le dis à chaque interview, mais les médias de masse ont fait du tatouage un symbole de la criminalité. Je ne fais pas le poids contre eux. J’aimerais qu’on regarde plus la réalité.”

Taiki Masuda contre les autorités nippones

Face à cette mauvaise réputation tenace, tatoueurs et tatoués font l’objet d’une large discrimination au Japon. Il est par exemple très fréquent que certains lieux qui impliquent d’exposer ses tatouages, comme les piscines municipales, les salles de musculation ou encore les onsen (bains thermaux japonais) soient interdits aux personnes tatouées. En 2013, une femme néo-zélandaise s’est ainsi fait expulser d’un bain public à Hokkaido à cause du tatouage traditionnel maori qu’elle avait sur le visage. Un an plus tôt, le maire d’Osaka, Toru Hashimoto, avait demandé à tous les employés municipaux de quitter immédiatement leur travail s’ils en avaient un.

De leur côté, les autorités nippones − tout comme leurs voisines coréennes − estiment que les tatoueurs exerçant sur le sol japonais doivent être titulaires d’un diplôme de médecine, et ainsi se soumettre au Medical Practitioners’ Act, une loi érigée en 1948. Pourtant, les deux professions n’ont quasiment aucun lien : certes, les tatoueurs doivent respecter certaines règles d’hygiène bien précises, comme la stérilisation des aiguilles, mais ils sont avant tout des artistes à part entière, dont le talent ne cesse d’être célébré à travers de nombreux livres, films, et autres événements, à l’instar du Mondial du Tatouage. À cause de cette surprenante législation, la grande majorité des tatoueurs japonais exercent aujourd’hui leur art dans l’illégalité la plus totale.

Installé à Yokohama, Shige est l’un des fers de lance de la nouvelle génération de tatoueurs japonais.

Alors, comme pour les punir, la police n’a pas hésité à organiser plusieurs perquisitions à travers le pays. En 2015, Taiki Masuda, un artiste-tatoueur de 29 ans basé à Osaka, a ainsi été arrêté et contraint de payer une amende de 3 300 dollars. “Si j’avais payé cette somme, j’aurais par la même occasion admis que j’étais coupable, et tout le monde aurait couru le risque d’être à son tour arrêté, relatait récemment ce dernier à ABC. Alors j’ai décidé de combattre.”

Deux ans après cette arrestation, le tatoueur est aujourd’hui en procès contre les autorités japonaises. La première audience s’est déroulée le 26 avril 2017, et plusieurs autres ont suivi dans les mois de mai et de juin. Jusqu’ici, aucun jugement n’a été rendu public. “C’est une affaire sans précédent, a affirmé Takeshi Mikami, l’avocat du tatoueur, au Washington Post. L’argument du procureur, qui consiste à affirmer qu’il n’y a que des médecins qui peuvent tatouer, est complètement dépassé. Cette affaire va à l’encontre du sens commun.”

Un procès important pour l’avenir du tatouage au Japon

Désireux d’augmenter ses chances de gagner le procès, Taiki Masuda et ses alliés ont donné vie à Save Tattooing, une campagne qui vise à mobiliser l’opinion publique et, à terme, à rendre le tatouage légal au Japon. Touché par son combat, le réalisateur japonais Hyoe Yamamoto a choisi de dédier à l’artiste un documentaire.Taiki Masuda représente une jeune génération de tatoueurs qui n’est pas seulement influencée par la culture du tatouage traditionnel japonais, mais également par la culture occidentale moderne, analysait justement le réalisateur pour la BBC en mai 2017. Cette affaire voit ainsi s’opposer une nouvelle génération de tatoueurs japonais à un gouvernement dont le raisonnement est conservateur.”

À l’heure où le Japon, qui accueillera de nombreux visiteurs pour les jeux Olympiques de 2020, assouplit lentement ses règles en matière de tatouage (les étrangers tatoués ont désormais le droit d’accéder aux bains publics), Hyoe Yamamoto estime que Taiki Masuda pourrait bel et bien gagner le procès, mais qu’en cas d’échec, ce dernier pourrait avoir de lourdes conséquences sur la profession tout entière. Interrogé par le webzine Mr Japanization le 5 juillet dernier, le réalisateur décryptait :

“Si Taiki l’emporte, les autorités feront certainement encore appel. S’il perd, les conséquences seront en revanche lourdes pour les artistes-tatoueurs. Ils devront devenir complètement clandestins, comme en Corée du Sud. Ça ne va pas disparaître, mais une grande partie de la jeune génération va abandonner. Ces jeunes ont l’impression qu’ils n’ont pas d’espace pour continuer à travailler au Japon. De 70 à 80 % des clients sont étrangers, donc beaucoup d’artistes envisagent déjà de quitter le pays.”

À lire -> Traditions, Hokusai et yakuzas : rencontre avec Horiyoshi III, illustre maître-tatoueur japonais