Pour faire la part des choses entre fantasme et réalité, nous avons interrogé Jean-Pol Tassin, le spécialiste français du Captagon, surnommée “la drogue des djihadistes”.
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En juin dernier, le djihadiste Seifeddine Rezgui tuait 39 personnes sur une plage de Sousse (Tunisie) avant de se faire abattre par la police. L’autopsie de son corps révèlera la présence de Captagon, une drogue de synthèse consommée notamment dans les pays du Golfe : des quantités importantes de cette substance circulent depuis plusieurs années entre l’Arabie saoudite, le Liban et la Syrie et globalement dans la région, alors même que les principales usines de production se trouvent aujourd’hui dans des territoires contrôlés par Daesh.
Le Captagon accroît les performances des combattants, les rendant insensibles à la fatigue et à la peur et leur enlevant toute forme d’empathie. Une drogue “idéale” pour faciliter la commission d’actes inhumains. Lors des attentats du 13 novembre, des rescapés ont fourni une description des terroristes qui laisse penser qu’ils avaient pris du Captagon : regards fixes, visages livides, sans expression, ils ressemblaient à des “morts vivants”. Des analyses médico-légales doivent permettre de dire si, comme à Sousse, les terroristes étaient effectivement drogués.
On a cherché à en savoir plus sur la prétendue drogue des djihadistes et faire la part des choses entre fantasme et réalité. Pour ça, on a posé des questions au spécialiste français du Captagon Jean-Pol Tassin, neurobiologiste et directeur de recherches émérite à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).
Son travail consiste à étudier les effets des drogues illicites : les psychostimulants comme l’amphétamine ou la cocaïne, les opiacés comme l’héroïne ou la morphine, l’ecstasy, mais aussi licites comme le tabac ou l’alcool.
Konbini | Comment le Captagon s’est-il retrouvé relié à Daesh ?
Le Captagon est initialement un médicament qui possède une composante “amphétamine” et une autre “théophylline”. L’amphétamine a été synthétisée au début du XXe siècle. Cette drogue permet de lutter contre la fatigue et c’est un anorexigène, anti-dépresseur, anti-narcolepsie.
Le Captagon a été synthétisé en 1961 avec l’idée de retrouver les propriétés de l’amphétamine et de la théophylline, qui a elle un effet broncho-dilatateur. Progressivement, le Captagon a montré des propriétés intéressantes en tant que stimulant aussi bien sur le plan intellectuel, pour les examens par exemple, que sur le plan physique, pour les sportifs ou ceux qui voudraient réaliser des exploits.
Il a été interdit en France dans les années 70 à cause de nombreux effets secondaires pendant ou après la prise. Notamment des risques de crise cardiaque, de dépression, et bien sûr de pharmaco-dépendance. Le produit a continué sa vie dans les différents laboratoires clandestins, d’Europe puis du Moyen-Orient.
Il est probable que la surveillance des produits illicites étant moins efficace dans les pays du Moyen-Orient qu’en Europe, le Captagon se soit développé plus facilement dans ces pays. Il ne faut pas oublier qu’un des effets les plus recherchés de l’amphétamine est une sensation de plaisir, voire d’euphorie. Progressivement, en augmentant les doses, les consommateurs ont pris conscience de ses autres effets psychologiques et physiques.
On lit beaucoup de choses en ce moment sur cette substance. Notamment qu’elle prive celui qui la prend de toute forme d’empathie pour ses victimes.
C’est un des effets mais qui n’est que la conséquence du mécanisme de base qui est la perte de toute forme d’homéostasie : cela signifie que le système de récompense, qui permet de savoir à tout instant dans quel état physique et psychique nous nous trouvons, est saturé de satisfactions. Ce circuit indique à notre cerveau que tout va bien, nous ne risquons rien, nous n’avons pas mal, nous n’avons pas soif, nous ne sommes pas fatigués… Même si, par ailleurs, tout va mal.
La conséquence psychique est évidemment que la mort, la vôtre ou celle de l’autre, ne représente plus un danger ou une interdiction pendant la période où la drogue agit. Les inhibitions les plus élémentaires ont disparu.
Elle donnerait également un sentiment d’invincibilité et une confiance en soi sans limite facilitant ainsi le passage à l’acte…
Pas de peur de la mort donc un sentiment d’invincibilité, oui. Mais le passage à l’acte n’intervient alors que si l’individu est pré-entraîné ou pré-programmé pour cela. Il est évident que tous ceux qui ont pris du Captagon ne sont pas pour autant devenus des bourreaux. Certains se sont enfermés chez eux pour préparer des examens ou des concours.
Elle permettrait également une insensibilité totale à la douleur. Un djihadiste qui reçoit une balle dans un endroit non létal pourrait ainsi sans problème continuer son action ?
Tout à fait. Et si l’endroit est létal, le djihadiste va mourir mais n’en souffrira pas et n’aura pas d’angoisse.
Est-ce qu’elle fait perdre conscience de la portée et de la gravité des actes qui sont commis ?
Absolument. Mais ce n’est pas une excuse, dans la mesure où il y a évidemment des périodes hors prise de drogue, lorsque l’attaque est programmée et décidée.
Qu’en est-il du libre arbitre ? Plusieurs témoins ont dit que les terroristes agissaient comme des robots ? Est-ce qu’il y a une altération des sens, vision, odorat, ouïe, toucher ?
Dans l’éventualité où ils auraient pris du Captagon, ils auraient perdu leur libre arbitre pendant la durée de l’attaque et de l’effet de la drogue. Mais de toute façon, ce libre arbitre, ils l’avaient avant et après les séances de préparation des attaques. Ce n’est pas une altération des cinq sens mais c’est une altération du jugement.
On peut comprendre qu’un terroriste soit attiré par le gain d’”efficacité” que procure cette drogue. Pour autant, il y a certainement aussi des effets qui ne vont pas l’avantager.
Non, pas pendant l’action qu’ils ont à mener, qui se résume pour beaucoup à courir et tirer à bout portant sans trembler. En revanche, s’ils devaient tirer sur une cible lointaine ou s’ils devaient piloter un avion de chasse ou le faire atterrir, ils auraient sans doute des problèmes.
Pourquoi des djihadistes endoctrinés, fanatisés, déterminés et entrainés, auraient-ils malgré tout besoin de prendre une drogue pour commettre ces atrocités ?
Parce qu’ils sont malgré tout presque “comme tout le monde”. Ils doivent lutter contre les années d’éducation qu’ils ont reçues. Un chauffeur de bus qui a travaillé pendant 15 mois avec l’un des terroristes disait que c’était le meilleur garçon du monde. Tous les voisins des terroristes disent qu’ils étaient des gens sans histoire qui disaient bonjour poliment, etc.
Est-ce que cette drogue est un moyen de soumettre et de garder sous contrôle les terroristes en les rendant dépendants ? Elle pourrait permettre à Daesh de mieux les maîtriser ?
En principe, il n’y en a que très peu qui deviennent à proprement parler pharmaco-dépendants, environ 12%. En revanche, ce produit entraîne du plaisir et dans la mesure où il semble qu’ils en reçoivent gratuitement sans avoir à se préoccuper de faire les démarches pour l’obtenir, ils deviennent dépendants de leur fournisseur.
Napoléon avait aussi eu l’idée de distribuer des Gauloises aux soldats pendant leur service militaire mais la différence est qu’il en rendait aussi l’achat facile pour récupérer des taxes à la fin de leur service. Quoi qu’il en soit, l’amphétamine ne crée pas suffisamment de dépendance pour pouvoir parler de junkie-terroristes.
Est-ce que le Captagon est aussi un bon moyen pour Daesh de se financer ? On sait que les pilules sont vendues entre 5 et 20 dollars et que les usines de production se trouvent désormais en Syrie.
Certainement. Une pilule coûte pour sa fabrication environ 20 centimes de dollars et est revendue entre 5 et 20 dollars. Le coefficient multiplicateur est de l’ordre de 50. Si vous multipliez par les 11 tonnes – en sachant que le poids d’une pilule se mesure en grammes – qui sont consommées chaque année vous arrivez à des sommes astronomiques avec très peu d’investissement. Car la fabrication est simple à partir de précurseurs peu chers qui sont fournis par l’industrie chimique. Notons néanmoins que ces précurseurs sont sous contrôle en Europe.
Si vous deviez conseiller à nos unités d’élite et à nos commandos d’intervention qui sont en première ligne pour nous protéger des terroristes de prendre une substance pour accroitre leur efficacité guerrière, quelle serait cette substance ?
Si mon but était d’atteindre des terroristes sans tenir compte de la mort des civils, des otages et des membres du commando d’intervention, le Captagon pourrait être utilisé. Mais, évidemment, et c’est d’ailleurs ce qui rend la tâche des commandos d’intervention difficile, ils ne doivent atteindre que les terroristes.
Dans l’état actuel des connaissances, ce n’est qu’une sélection physique et psychologique très sophistiquée et un entraînement permanent qui peut être la règle pour les commandos.
En conclusion, le Captagon est-il un atout pour les terroristes ou c’est finalement une substance qui aurait plutôt tendance à les désavantager sur le long terme ?
Il est clair que, pour les buts qu’ils se sont fixés, le Captagon est un atout pour les terroristes. C’est indéniable.