Si, au fil des ans, Gorillaz s’est imposé comme un groupe contemporain incontournable, rien n’était pourtant écrit. Le premier album du nouveau projet de l’hyperactif Damon Albarn, libéré de Blur, connaît un très beau succès en 2001, servi par des tubes (“Tomorrow Comes Today”, “19-2000”, “Rock the House” et surtout l’inoubliable “Clint Eastwood”) et son concept novateur de groupe virtuel. Mais l’accueil critique est encore timide. La faute au reste de ce premier essai, relativement hétérogène.
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Le groupe, qui ne devait faire qu’un seul album, ne peut se limiter à ce seul projet – surtout Damon Albarn. Bien conscient de ces reproches et du réel potentiel de Gorillaz après l’excitation suscitée par ce premier album, il décide alors de ne plus faire appel à Dan the Automator, producteur attitré de l’album Gorillaz.
Pour le remplacer par Brian Burton, aka Danger Mouse. Il faut dire que le garçon est à ce moment particulièrement courtisé, puisqu’il avait brillé en 2004 avec The Grey Album, mélange étrangement génial du Black Album de Jay-Z et du White Album des Beatles. Un profil qui colle bien plus à la direction que souhaite prendre le leader de Blur avec son groupe.
Cette collaboration va se révéler bénéfique à bien des niveaux. Le groupe pousse le concept encore plus loin sur Demon Days, deuxième album studio du collectif cartoonesque paru le 11 mai 2005 et sur lequel figurent quelques-uns des meilleurs titres de l’histoire de Gorillaz. Derrière ces personnages de fiction que sont 2D, Noodle, Murdoc et Russell, les musiciens britanniques offrent un disque plus sombre, plus élaboré et mieux écrit que le premier. L’ensemble, aussi surprenant que cela puisse paraître avec les allers-retours permanents entre les styles, gagne même en cohérence.
Des Beatles à Daft Punk
La musique de Gorillaz oscille toujours entre les genres (hip-hop, pop, électro, rock et même gospel sur Demon Days), donnant une sorte de mélange que Damon Albarn himself qualifie de “dark pop”. Il faut dire que le ton est plutôt grave, presque apocalyptique. Le monde semble plongé dans une nuit sans fin où les éclaircies se font de plus en plus rares.
Et si l’humanité approchait de sa fin et était déjà au crépuscule de son histoire ? Car au-delà des différents arcs narratifs, il reste finalement une réflexion globale sur l’humain et ses tendances autodestructives, à toute échelle. Sur un monde où la société vire dans la violence, issue notamment des guerres, l’abrutissement des masses, et voit un inévitable désastre écologique se profiler.
Un discours inexorablement ancré dans son époque, renforcé par un son précurseur résultant d’influences éclectiques au possible. Les samples, aussi variés que bien choisis, montrent l’étendue de références qui vont aussi bien de Daft Punk (le sample de “Revolution 909” dans “DARE”) à A Tribe Called Quest (le sample de “Can I Kick It?” dans “November Has Come”) en passant par les Beatles.
Si la pochette de Demon Days a marqué les esprits par sa précision millimétrée et ses portraits de profil saisissants, elle est surtout un hommage évident au dernier album du groupe culte de Liverpool, Let It Be (qui vient d’ailleurs de fêter son demi-siècle d’existence il y a quelques jours).
Reject False Icons
Cette multitude d’influences se ressent également au niveau des featurings, bien entendu. On y retrouve le trio De La Soul sur ce qui deviendra le tube de Demon Days, “Feel Good Inc.”, mais aussi, pêle-mêle : Bootie Brown (The Pharcyde), MF Doom, Roots Manuva, Ike Turner, Shaun Ryder, Neneh Cherry ou encore Martina Topley-Bird.
Quelques choix étonnants (mais toujours justifiés) aussi que sont la chorale d’enfants San Fernando Valley Youth Chorus, la London Community Gospel Choir ou encore le légendaire acteur Dennis Hopper (Easy Rider, Apocalypse Now…), venu raconter une petite histoire sur “Fire Coming Out of the Monkey’s Head” dans la lignée du discours global du disque.
Cet album sera la véritable consécration du groupe. Dès sa sortie, il se classe premier au Royaume-Uni et finira par atteindre la première place en France. De quoi permettre à l’expérience Gorillaz de devenir pérenne, encore jusqu’à aujourd’hui, puisqu’un morceau en hommage à Tony Allen, intitulé “How Far?” et en compagnie de Skepta, vient de paraître.
Gorillaz est le terrain d’expérimentation rêvé de Damon Albarn, avec lequel il a su étendre un peu plus le champ des possibilités de la pop moderne. Plus fantasque encore que le premier opus, Demon Days est davantage centré autour de son joyau Damon Albarn. Preuve en est, “Clint Eastwood” redevient “Dirty Harry” sur la cinquième piste, que le musicien a tiré de son répertoire solo (“I Need a Gun” issu de sa compilation Democrazy).
Comme pour le premier effort, les performances live et toute la promotion sont assurées par les quatre personnages de fiction, que ce soit au niveau des clips, des interviews ou des concerts, avec le précieux soutien de Jamie Hewlett, cocréateur du groupe. Mais avec Demon Days, la musique de Gorillaz, bel et bien réelle, prend le pas sur l’attraction que représentait le virtuel, et c’est une sacrée prouesse.