Mercredi 3 janvier au petit matin, Facebook recevait en ses locaux une horde de journalistes tech pour qu’ils posent toutes leurs questions à John Hegeman, responsable monde du fil d’actu Facebook. Le fil d’actu (“newsfeed”) est le nerf de la guerre de la plateforme. C’est l’endroit où les utilisateurs passent le plus de temps et son organisation régit plus ou moins l’ensemble des interactions de centaines de millions d’utilisateurs dans le monde.
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La brève tournée européenne de John Hegeman a pour but de présenter la nouvelle fonction “Pourquoi est-ce que je vois ça“, permettant à l’utilisateur de mieux contrôler l’apparition de publications dans son feed. Effort de transparence de la part de Facebook pour que soit justifiée l’apparition de posts de prime abord injustifiés.
À l’issue la session questions/réponses, Konbini a pu s’entretenir pendant 45 minutes avec John Hegeman pour tenter de percer les mystères de ce fil d’actu aussi insondable qu’incontournable.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un point essentiel : le feed Facebook, c’est du machine learning à tous les étages, des algorithmes d’apprentissage automatique (que le grand public connaît mieux sous le nom d’IA) qui mettent en corrélation des dizaines de milliers de “signaux” pour prédire quelles sont les publications les plus pertinentes à afficher pour chaque utilisateur.
Il s’agit de créer la meilleure “expérience” (terme dont Facebook raffole) possible, de générer des likes, de susciter des commentaires, de rendre tout ce temps passé “valuable” (deuxième terme fétiche) précieux.
Ces signaux, quels sont-ils ? Les amis avec lesquels on a le plus de probabilité d’interagir, les habitudes développées sur desktop ou sur mobile, les accointances sur Messenger ou Instagram (qui appartiennent à Facebook), le débit de la connexion Internet, l’heure de connexion, l’âge. Ne manque que l’humeur.
Konbini | Peut-on dire que nous sommes en train de discuter avec la personne responsable du service le plus stratégique de tout Facebook ?
John Hegeman | Le feed est la raison principale pour laquelle les gens choisissent Facebook, c’est là où ils passent leur temps. Donc oui, il est très important. Mais je pense à d’autres produits qui le sont tout autant, comme Messenger et WhatsApp, à cause de l’intérêt croissant pour les discussions privées, qui seront de plus en plus prisées dans le futur.
Combien de personnes travaillent avec vous sur le fil d’actu ?
Pas mal de monde, mais il m’est difficile de répondre à votre question. Il y a des personnes qui travaillent directement dessus, mais beaucoup interviennent indirectement, comme les équipes dédiées aux groupes Facebook.
(© Getty images)
Vous vous sentez souvent dépassé par les fake news et contenus choquants qui peuvent y circuler ? Comme exemple récent, la diffusion en live du massacre de Christchurch…
Il y a plein de choses qui circulent dans les fils d’actu du monde entier. Nous voulons qu’il représente quelque chose de positif dans la vie des gens. Christchurch est un bon exemple : cela ne doit plus jamais arriver. Cette vidéo a été vue par un petit nombre de personnes, mais, à l’avenir, nous devons faire preuve de davantage de réactivité. C’est pourquoi nous investissons énormément dans la modération humaine ainsi que dans le machine learning qui, parfois, peut réagir plus rapidement que l’humain.
À quel point est-il difficile d’implémenter ce genre d’outils de machine learning ?
C’est difficile, surtout pour de la vidéo, qui est bien plus dure à “comprendre” automatiquement que du contenu texte. Dans les vidéos, on est parfois confrontés à des événements rares. Le machine learning a besoin de beaucoup de données pour s’entraîner et comprendre les choses précisément, c’est pourquoi nous ne négligeons pas le travail humain.
À plusieurs reprises, Facebook a annoncé mettre le paquet sur la modération. Il y a la modération humaine (pas seulement sur Facebook, mais aussi sur les autres grandes plateformes), pénible travail auquel Arte a consacré un documentaire, et la modération faite par l’IA. Belle et ambitieuse technologie sur le papier, mais qui laisse aussi certains experts sceptiques, notamment parce que les algorithmes ont beaucoup de mal à comprendre les contextes de publication.
On a dit que le changement d’algorithme de Facebook a favorisé l’éclosion des gilets jaunes. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Je ne pense pas que cela résulte du nouvel algorithme. Quand il y a un événement important ou un problème sociétal, les gens en parlent avec leurs amis dans la vie réelle et donc ils en parlent aussi sur Facebook. Ils en parlent dans les groupes, c’est important et c’est une bonne chose pour la plateforme.
Concernant les gilets jaunes, on a vu passer, dans certains cas, des faux contenus dans les groupes. C’est une chose à laquelle nous sommes très attentifs et nous ne voulons pas que cela arrive, c’est pourquoi nous continuons à améliorer nos systèmes pour éviter la propagation.
Alors, même un an avant l’implantation du nouvel algorithme, tout ce serait passé de la même manière ? Le nouvel algorithme n’a pas eu de rôle décisif ?
Oui, absolument. Les groupes en auraient autant parlé… Je ne suis pas d’accord avec la plupart des explications que j’ai pu lire.
En janvier 2018, Facebook a opéré un changement colossal dans l’algorithme de son fil d’actu : il favorise les publications des proches et des amis dans le fil d’actu au détriment de celles provenant des “pages”, presse et marques confondues.
En France comme à l’étranger, on a émis l’hypothèse, si ce n’est affirmé, que ce nouvel algorithme avait déclenché l’apparition plus fréquente des publications des groupes dans le fil d’actu, ceci ayant généré davantage de discussions débouchant sur des actions.
Rien à voir avec le nouvel algorithme : la presse a aussi relevé le grand nombre de rumeurs, souvent complotistes, (parfois adressées contre Facebook !), qui circulaient dans ces mêmes groupes. Pour résumer les choses de manière prosaïque : sans Facebook, la mayonnaise aurait sans doute moins pris.
Le changement d’algorithme a été un coup dur pour la presse. C’était une bonne décision ?
Nous savons que la chose que nos utilisateurs apprécient le plus, ce sont les posts de leurs amis et de leur famille. Donc, oui, nous avons effectué un changement important par rapport à constat. Ce changement marche, les gens ont une meilleure expérience globale : c’était la bonne décision.
Mark Zuckerberg a récemment glissé dans une discussion qu’il pourrait créer une section avec des contenus de haute qualité et rémunérer des éditeurs de presse pour cela. Qu’en est-il ?
Je ne peux pas vous communiquer d’informations précises là-dessus, mais nous croyons profondément à l’importance de la presse dans la société. Nous réfléchissons à la meilleure manière d’apporter de l’information de bonne qualité.
John Hegeman. (© Konbini)
Si je vous dis “bulle de filtres”, quelle est la première chose qui vous passe par la tête ?
C’est un sujet important sur lequel nous avons beaucoup réfléchi. Ce que les recherches menées en interne, mais aussi celles réalisées à l’extérieur, nous disent, c’est que les gens sont étonnamment confrontés à beaucoup d’informations diverses sur Facebook.
La raison principale, c’est parce que vous voyez des choses partagées par vos amis avec lesquelles vous n’êtes parfois pas d’accord. La plupart des gens sur Facebook ont 20 ou 30 % d’amis qui ont des croyances différentes.
Le concept de “bulle de filtres” concernant Facebook est donc abusif ?
Je pense que Facebook reflète en grande partie la manière dont le monde extérieur fonctionne. Quand vous parlez avec un ami dans la vraie vie, il y a de grandes chances pour que vous soyez d’accord sur beaucoup de choses. Il vous arrive aussi de parler avec des gens avec qui vous n’êtes pas d’accord et vous débattez. Facebook, c’est pareil.
On reproche très souvent à certains services Web de mettre les gens dans des “bulles de filtres”, une zone de confort où la personne croise beaucoup plus d’opinions ou d’informations qui lui ressemblent plutôt que des points de vue adverses. Affirmer que Facebook ne favorise pas les “bulles de filtres” paraît réducteur : les universitaires et les études sont partagés sur la question.
Est-ce que les utilisateurs ont une note en fonction de la qualité de leurs posts ou de leur attractivité ?
Non.
On entend souvent que les réseaux sociaux accaparent notre attention. Le fait de pouvoir scroller à l’infini sur le feed y contribue. Pourrait-on imaginer, un jour, la fin de cette fonctionnalité appelée “infinite scroll” ?
Nous voulons que nos utilisateurs passent un moment qui leur apportera quelque chose et qu’ils en soient satisfaits. Concernant l’infinite scroll, pensez à ces situations où, par exemple, vous attendez que le train arrive. Il faut que les gens puissent lire plus de contenus, voir plus de posts, plus de vidéos. Nous ne voulons pas empêcher les gens d’utiliser Facebook dans des moments où ça pourrait leur être utile. Mais nous réfléchissons à d’autres fonctionnalités pour améliorer leur expérience.
De plus en plus d’applis proposent aux gens de se déconnecter. Est-ce que vous voyez cela comment une menace ?
Non, c’est une bonne chose. Si quelqu’un ne veut pas utiliser Facebook, on ne va pas le forcer. Ce serait dommage que ces outils n’existent pas.
Est-ce que vous essayez d’adapter le fil d’actu aux jeunes qui désertent Facebook ?
Les jeunes utilisateurs sont en effet confrontés au fait qu’ils ont de plus en plus de choix pour partager ce qu’ils veulent. De plus en plus exigeants, ils peuvent effectivement décider entre Facebook, Instagram ou Snapchat. C’est une bonne chose d’avoir plusieurs options.
Concernant le fil d’actu, nous avons par exemple implémenté les “Stories” qui rencontrent un beau succès. Elles sont plus adaptées pour partager certains moments, qui ne resteront pas pour toujours mais pour 24 heures Nous allons essayer de développer de plus en plus de produits adaptés à ces différents usages.
Quelles sont les grandes lignes pour l’avenir du fil d’actualité ?
La première : continuer à générer de bonnes expériences, mettre en avant les posts des amis qui importent le plus, fournir des articles et des vidéos de meilleure qualité. La seconde : empêcher les mauvaises expériences. Nous savons que des “mauvais acteurs” essaient de s’approprier le fil d’actu. Nous voulons mieux les détecter et comprendre leurs tactiques.
Pourrait-on imaginer qu’un jour, l’algorithme du fil d’actu soit complètement transparent pour un organisme de contrôle indépendant ?
C’est important que nous ayons de plus en plus de transparence, surtout sur le fil d’actu. Si nous le rendions transparent pour tout le monde, des personnes mal intentionnées pourraient le détourner. Mais il doit y avoir des moyens de contourner cet obstacle qui nous permettrait, idéalement, d’atteindre 100 % de transparence à l’avenir. C’est un sujet dont que nous devons aborder avec des gouvernements, des économistes et d’autres entités, et nous en débattons déjà beaucoup en ce moment.
(Interview réalisée avec Louis Lepron, rédacteur en chef de Konbini)