Cette année, l’Iran fêtait les 40 ans de la révolution islamique. Un anniversaire en demi-teinte pour ce pays qui croule sous les sanctions politiques et économiques. Souffrant du retrait de Washington de l’accord international sur le nucléaire en mai 2018, le gouvernement iranien peine à tenir les promesses qu’il avait faites en 1979. Dans cet Iran déstabilisé par la crise, le peuple tente de s’émanciper en contournant la loi.
À voir aussi sur Konbini
Le titre “Gentleman” du rappeur et chanteur Sasy a ainsi eu l’effet d’une bombe, nous apprend le journaliste du Point et spécialiste de l’Iran Armin Arefi. Sorti en avril, le morceau est très controversé au pays des mollahs. Ses paroles sont provocatrices et dénoncent le régime de Téhéran, “qui n’hésitera pas à te faire du mal, si tu viens à lui être arrogant”.
Évoquant des jeux de séduction et l’usage abondant des réseaux sociaux, le clip de “Gentleman”, tourné aux États-Unis, concentre beaucoup de choses que la République islamiste d’Iran interdit ou rejète, dont notamment des femmes se déhanchant (avec ou sans le voile, et dans des tenues plus ou moins légères).
L’exilé iranien pousse même le vice encore plus loin en incitant ses plus de deux millions de fans sur les réseaux sociaux à lui répondre en vidéo avec le hashtag #Sasygentleman, ainsi que sur Radio Djavan (la radio pour les jeunes qui a produit le clip).
Facebook, Instagram et Twitter sont interdits en Iran, mais les habitants utilisent souvent un VPN pour esquiver l’interdiction. C’est donc en totale opposition à leur gouvernement que les fans de Sasy se sont filmés en entonnant son tube. Des professeurs d’écoles se sont d’ailleurs joints à eux, à l’occasion de la journée des enseignants, le 2 mai dernier.
Cet épisode a alerté le ministère de l’Éducation. Le porte-parole du parlement iranien, le député dit “conservateur modéré” Ali Motahori, a ainsi demandé le renvoi de ces enseignants et a annoncé que trois experts seraient chargés de trouver et punir les responsables des vidéos. L’année dernière, des jeunes iraniennes avaient été punies lors d’une journée consacrée aux droits des femmes en 2018, parce qu’elles avaient dansé en public.
Pour l’ayatollah Abbas Kaabi, membre du Conseil des gardiens de la Constitution, ce tube et ces vidéos sont le reflet “d’une guerre culturelle de l’ennemi contre l’Iran”, désignant implicitement les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite.
#Iran's education minister has vowed to punish whoever started a "devious" challenge that has children laughing and dancing in schools around the country https://t.co/XVUJDEOpPz. Here's who he's trying to stop. pic.twitter.com/sQL1iNLpNC
— IranHumanRights.org (@ICHRI) 9 mai 2019
Aujourd’hui, la moitié de la population iranienne a moins de 35 ans. Selon les statistiques de la Banque mondiale, l’Iran est l’un des pays les plus connectés du Moyen-Orient : 19 % de sa population a obtenu Internet depuis le début des années 2000. Le gouvernement iranien craint que la jeunesse se serve d’Internet pour un éventuel soulèvement.
“Signal d’alerte”
Amnesty International souligne par ailleurs qu’en 2018 plus de 7 000 personnes liées à des mouvements de revendication économique ou politique ont été arrêtées. C’est sans doute pour cela que Sasy a balancé sur Instagram: “Vous ne faites rien sur la monnaie, la viande et la hausse des prix et prenez aujourd’hui des décisions au sujet de ‘Gentleman’ ?”
L’écrivaine Soudabeh Sadri a également dénoncé l’absurdité de la situation, dans une tribune publiée sur le site Asre-Iran :
“‘Gentleman’ est bien plus qu’une chanson. C’est un signal d’alerte témoignant de la défaite des personnes chargées des affaires culturelles et artistiques de l’Iran. Avec tous ces moments de déprime que l’Iran affronte en ce moment, est-ce vraiment l’une des priorités d’empêcher les étudiants de s’amuser ?”
Pour autant, “la République islamique ne s’écroule pas”, écrit Louis Imbert, journaliste du Monde et spécialiste du Moyen-Orient. Pire encore, l’appareil sécuritaire du régime se renforce, sans que la population ne puisse quoi que ce soit.
Faute de mieux, les habitants se contentent de trouver quelques fugaces moments de bonheur avec le morceau de Sasy, qui a d’ailleurs déclaré : “Je voulais faire une chanson joyeuse et drôle, car j’ai l’impression que c’est ce dont nous avons besoin en ce moment.”
Selon l’agence de presse ISNA, Mohammad Bathaei, le ministre de l’Éducation, explique que cette répression contre les fans de Sasy a pour objectif de “s’assurer que les personnes pieuses dans le système éducatif ne soient pas compromises, notamment sur la confiance et la foi qu’ils portent à la République islamiste”. Il considère aussi que “ces vidéos dérangeantes viennent d’opposants politiques, désireux de créer de l’anxiété parmi les jeunes iraniens utilisant les réseaux sociaux contre la loi”.
Toutefois, ces tentatives d’émancipation des adolescents iraniens montrent que la population du pays aspire à plus de libertés, au risque de subir la répression. Tout porte à croire que “Gentleman”, au même titre que toutes ces femmes qui se prennent en photo sans leur voile, pourrait ouvrir la voie à de prochaines contestations.