Google, un centre de recherche et… beaucoup de flou
Du côté de Mountain View, pour commencer, l’objectif est d’aider la France à devenir, ouvrez les guillemets, un “champion numérique”, relate Le Monde. Pour ce faire, Google s’apprête donc à inaugurer un centre de recherche fondamentale en intelligence artificielle, situé dans les locaux parisiens de l’entreprise.
Selon les dires de Sundar Pichai, le laboratoire sera le deuxième plus important en Europe (après celui de Zurich) et ses équipes travailleront “en partenariat avec la communauté scientifique française sur des sujets tels que la santé, les sciences, l’art ou l’environnement”. On ne sait pas en revanche de quel budget ou de combien de chercheurs le centre sera doté, tout comme on ignore quelle proportion d’entre eux sera française. Enfin, impossible de savoir pour le moment à quels instituts de recherche français, public ou privés, Google fait référence pour ses futurs partenariats.
Autre volet du plan d’investissement présenté par Sundar Pichai : celui de la formation professionnelle, pour sa part bien plus détaillé. Google s’apprête ainsi à mettre en place (dans des espaces prochainement ouverts dans quatre régions françaises, dont le premier à Rennes), des modules variés d’apprentissage, d’une durée variant d’une à 30 heures, à l’intention des débutants souhaitant se former aux enjeux de la société numérique et ses sous-domaines (recherche d’emploi, marketing numérique, protection des données – si, si — et introduction au code informatique, croit savoir BFM Business), en partenariat avec des acteurs locaux de la formation.
Objectif : former 100 000 personnes chaque année. Carotte brandie sous les yeux de l’Élysée : un gain potentiel de 10 % du PIB d’ici 2025, estimé en janvier par une étude du cabinet Roland Berger… commandée par Google. Quant à savoir si le moteur de recherche, dont le modèle économique se fonde sur l’exploitation des données personnelles, est l’entreprise la mieux placée pour expliquer aux Français – qu’ils soient chômeurs ou chefs d’entreprise, les “ateliers numériques” étant ouverts à tous — comment utiliser correctement Internet, il y a de quoi être franchement sceptique.
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Facebook, 10 millions d’euros dans l’IA d’ici 2022
Du côté de Menlo Park, même stratégie bicéphale : l’investissement dans la recherche fondamentale d’une part, la formation aux usages numériques de l’autre. Côté formation, le groupe de Mark Zuckerberg annonce un partenariat avec Pôle emploi pour accompagner 50 000 personnes “éloignées de l’emploi” dans l’apprentissage des compétences numériques d’ici fin 2019, et 15 000 femmes en 2018 grâce à l’initiative #SheMeansBusiness. À l’échelle continentale, le réseau social ambitionne de former un million d’Européens d’ici 2020. Selon l’entreprise, les détails de cet ambitieux plan seront rendus publics dans quelques semaines.
Niveau IA, Facebook a déjà un centre de recherche à Paris, le Facebook Artificial Intelligence Research (Fair), depuis 2015, ce qui lui confère une belle longueur d’avance sur Google. Pour maintenir son leadership dans le domaine, l’entreprise a donc annoncé 10 millions d’euros d’investissements d’ici 2022 pour accueillir 40 doctorants au sein du Fair, lancer de nouvelles bourses d’études et doubler ses effectifs de chercheurs et ingénieurs – qui passeront ainsi de 30 à 60. Ça, et un partenariat de plus en plus serré avec le secteur de la recherche publique française.
À l’occasion de son exposition Connexions, organisée les 23 et 24 janvier à Station F, Facebook a réuni Yann Le Cun (chief scientist du Fair), Antoine Bordes (directeur du Fair Paris) et François Sillion (PDG par intérim de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique, l’Inria) pour détailler le type de collaboration qui attend le laboratoire privé et l’institut de recherche.
Au programme : l’achat de dix serveurs “de dernière génération” et la création d’un fonds pour la collecte d’ensembles ouverts de données pour l’apprentissage d’algorithmes d’IA, financé par Facebook “au profit d’une institution publique française”. Facebook, des données publiques et des instituts de recherche, le tout en collaboration ? On tique. Mais selon les intéressés, il n’y a rien à craindre…
Un chèque et de l’open source
“Nous souhaitons faciliter la construction d’un corpus pour la recherche sans y perdre notre âme”, se défend François Sillion, qui assure sarcastiquement que l’Inria ne va pas “tordre ou renier ses valeurs et ses missions” en travaillant avec “les méchants Américains” – d’autant plus que toute la recherche effectuée sera publiée sous licence open source et que la collaboration s’effectue harmonieusement depuis plus de deux ans, aux dires des responsables.
Même refrain chez Yann le Cun, qui joue l’apaisement en expliquant que le fonds servira à la collecte de données ouvertes, mais aussi que “la recherche Fair est essentiellement basée sur les données publiques” et très peu sur les données internes de Facebook. De toute manière, martèle Antoine Bordes, “le fonds est mis à disposition des chercheurs”, sera probablement géré “par un des partenaires de Fair”, et “un comité décidera quel projet est financé et à quel montant”. En clair, Facebook signerait le chèque, et c’est tout.
Mais pour quoi exactement ? Entre autres, pour rémunérer des “étiqueteurs”, qui s’occuperont de “nettoyer” les bases de données publiques ou participatives, comme les photos soumises par les utilisateurs sur des banques d’images (pour développer des algorithmes de reconnaissance) ou les retranscriptions de délibérations du Parlement européen (qui pourront à terme servir à développer des IA de traduction). Bref, des données publiques et “inoffensives”.
Quid des données médicales, dans tout ça, que des hôpitaux pourraient mettre à disposition de la recherche en IA pour améliorer les diagnostics, notamment en radiologie ? Antoine Bordes le reconnaît, “il y a des datasets impossible à anonymiser“, comme les dossiers médicaux – avec parfois de graves conséquences : à l’été 2017, le partenariat entre Google et le ministère de la Santé britannique, qui avait échangé les données de 1,6 million de patients en échange d’un coup de pouce technologique, avait terminé en scandale outre-Manche.
Que le Fair mette ses ressources à disposition de l’Inria et ouvre des bourses d’études est potentiellement très profitable à la recherche publique française, si tant est que quelqu’un surveille efficacement le processus de collecte des données.
Danse du ventre
Résumons : en ce début d’année 2018, deux des entreprises les plus influentes du monde de l’innovation, Facebook et Google, ont annoncé des plans d’investissement conséquents dans le domaine de l’IA en France, tandis que le gouvernement Macron multiplie les efforts et les appels du pied pour développer ce même secteur par la voie législative.
Un véritable mariage de raison entre l’État et le secteur privé, censé amener la France à grandes enjambées vers un statut de leader européen de l’intelligence artificielle. Soit. Après tout, pourquoi pas : tout le monde peut y gagner dans cette histoire, et en premier lieu la recherche fondamentale et la diffusion de la connaissance dans le domaine.
Mais d’autre part, dans un contexte de réunion, le 9 janvier dernier, entre des membres de la Commission européenne et une vingtaine de PDG d’entreprises de la tech (dont Google et Facebook) pour discuter de la mise en place, en mai prochain, d’un décret imposant des sanctions aux plateformes qui ne modèrent pas assez vite (et bien) la présence de contenu illégal (notamment tout ce qui est apologie du terrorisme ou discours de haine), ces grands plans d’investissement peuvent être perçus, pour reprendre les mots du Monde, comme “une offensive de séduction” de la part de ces deux entreprises, qui espèrent ainsi apaiser la Commission en contribuant activement à l’économie européenne… et particulièrement française, alors qu’Emmanuel Macron et son gouvernement planchent actuellement sur une loi anti-fake news qui aurait très certainement un impact sur des diffuseurs comme Google et Facebook.
Enfin, n’oublions pas la propension des géants américains de la technologie à ne pas payer leurs impôts en Europe (début janvier, on apprenait que Google avait économisé 16 milliards d’euros de taxes via des montages financiers en Irlande et aux Pays-Bas), qui commence à réellement agacer les instances nationales et européennes.
Bref, le moment est bien choisi pour donner à Emmanuel Macron les moyens de réaliser ses rêves de souveraineté sur l’IA. Reste maintenant à voir comment s’épanouira le ménage à trois entre Google, Facebook et la recherche publique hexagonale.