“Faire connaître une pléiade d’artistes historiques et modernes”
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Votre exposition s’ouvre au moment où l’ère Obama s’achève et où, parallèlement, de plus en plus de Noirs américains utilisent la musique pour dénoncer le racisme ambiant aux États-Unis. Était-ce volontaire ?
À vrai dire, cette exposition est davantage liée à une rencontre qui tient de mon histoire personnelle, mais effectivement, l’actualité vient s’y combiner. J’ai commencé à avoir l’idée de cette exposition pendant que je préparais celle sur Le Siècle du jazz, qui a été présentée au musée du quai Branly en 2009. C’est en préparant ce projet que j’ai découvert tous ces artistes afro-américains, et que j’ai commencé à comprendre toute l’importance de leur art dans l’histoire américaine. Alors je me suis dit qu’un jour, je ferai une exposition qui sera exclusivement consacrée à ces artistes noirs.
Ce projet a finalement pris corps en 2013. À l’époque, le président du musée du quai Branly souhaitait faire une exposition entièrement consacrée à la ségrégation. Mais je n’étais pas partant, car ce qui m’intéressait, c’était la relation des artistes à la ségrégation. Et surtout, je souhaitais faire connaître au public européen — français en particulier — une pléiade d’artistes historiques et modernes qui restent à peu près inconnus ici.
“La ségrégation est une réalité malheureusement extrêmement criante aux États-Unis”
L’exposition s’articule autour du thème de la ségrégation qui, bien que légalement abolie, est loin d’appartenir au passé aux États-Unis…
Effectivement. Il faut déjà savoir qu’avant la fin de la guerre de Sécession (1861-1865), il n’y avait pas à proprement parler de ségrégation. Il y avait l’esclavagisme, mais l’esclavagisme se traduisait par le fait que souvent, les esclaves noirs et leurs maîtres blancs vivaient ensemble, dans des maisons différentes, mais sur la même propriété. La ségrégation est donc née après cette guerre.
Quand la fin de l’esclavagisme s’est produite, les racistes du Sud ont cherché à maintenir les Noirs dans des quartiers spéciaux, en luttant de façon très violente contre le mélange des sangs, et en instaurant à partir de 1877 des lois ségrégationnistes, ce qui nous a menés à la doctrine “séparés mais égaux” à la fin du XIXe siècle.Légalement, la ségrégation dure de 1877 à 1964, soit la période d’un peu moins d’un siècle pendant laquelle il existe des lois ségrégationnistes. Mais la ségrégation comme fait, ça commence avant, et ça continue après !
Et aujourd’hui, on sait très bien que la ségrégation est une réalité malheureusement extrêmement criante aux États-Unis. On sait qu’il y a des ghettos noirs, on sait qu’il y a une proportion de Noirs anormalement élevée dans les prisons, on sait qu’il y a régulièrement des meurtres de Noirs par la police, bien plus que dans d’autres populations… La ségrégation est loin d’être du passé, alors même que la ségrégation légale est du passé depuis plus de cinquante ans.
“J’espère que cette exposition va permettre de briser l’invisibilité de ces artistes en Europe”
Vous qui avez beaucoup étudié le jazz, diriez-vous que la musique est une forme d’art particulièrement importante dans ce combat contre la ségrégation aux États-Unis ?
Bien sûr ! Vous savez, il y a eu deux choses qui ont été des objets de fierté et des manifestations de la culture noire en mesure de conquérir le monde entier : le sport et la musique. Les musiciens, les boxeurs, les joueurs de basket ont été des superstars mondiales. Mohammed Ali est mort il y a quelque temps, et ça a été un évènement mondial ! Avant lui, il y a aussi eu Jack Johnson, Joe Louis ou Jackie Robinson, qui est devenu une grande star du baseball et a intégré une équipe de Blancs, ce qui fut un grand évènement.
Et sans doute plus encore que le sport, il y a la musique. Le monde entier connaît le nom de Louis Armstrong, de Beyoncé, de Jay Z, de Nat King Cole, de Sammy Davis Jr…. la liste des artistes-musiciens afro-américains qui ont conquis une notoriété mondiale est très longue. Et évidemment, cela joue un rôle très important, puisqu’avec eux, c’est tout un pan de la culture noire qui accède à une reconnaissance mondiale, et cela joue un rôle dans les relations sociales aux États-Unis, aujourd’hui encore.
Et puis il y a aussi la littérature, avec des écrivains comme Richard Wright ou James Baldwin, dont les noms résonnent encore ; ou le cinéma, avec des gens comme Spike Lee, Sidney Poitier, Wendell Pierce de la série The Wire, que tout le monde connaît.
Mais en ce qui concerne les artistes visuels, les sculpteurs… le travail pour les faire connaître reste à faire. L’un des objectifs de cette exposition est donc de proposer au public français de découvrir toute une histoire qui, jusqu’à maintenant, est restée pratiquement invisible. Et j’espère que cette exposition va permettre de briser l’invisibilité de ces artistes en Europe, et qu’on va bientôt voir des expositions monographiques dans d’autres musées, ainsi que les œuvres d’Aaron Douglas, de Jacob Lawrence ou de Norman Lewis exposées dans de grandes institutions françaises et mondiales.
L’exposition The Color Line — Les artistes africains-américains et la ségrégation se tient du 4 octobre 2016 au 15 janvier 2017 au musée du quai Branly de Paris. Plus d’infos sur le site du musée.