À l’occasion de la sortie du film Les Figures de l’ombre, on a rencontré Jean-François Clervoy. Le célèbre spationaute nous a parlé de la place des femmes dans l’aéronautique, et de bien d’autres choses.
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La date n’est pas anodine. Les Figures de l’ombre viennent d’atterrir dans les salles obscures, ce mercredi 8 mars. L’histoire assez dingue, et trop méconnue, de ces trois Afro-Américaines qui ont “révolutionné” la Nasa dans les années 1960 sort donc au cinéma alors que le monde célèbre la Journée internationale des droits des femmes.
La 20th Century Fox nous a proposé quelque chose autour de tout cela que nous ne pouvions refuser : interviewer le grand spationaute Jean-François Clervoy, avec qui nous étions déjà allés voir Seul sur Mars. L’occasion de parler de la place des femmes dans l’aéronautique, évidemment, mais aussi de retracer son parcours, et d’évoquer Thomas Pesquet, la science-fiction et même les ovnis.
Konbini |Avant de commencer, est-ce que vous pouvez me raconter votre parcours ?
Jean-François Clervoy | Je suis né en 1958, donc j’avais 11 ans lors du premier alunissage d’Apollo 11. Je rêvais d’aller dans l’espace, pas d’être astronaute ou d’en faire un métier, mais d’aller dans l’espace. C’est plus tard, quand j’ai fait des études d’ingénieur pour la Direction générale de l’armement, donc l’École polytechnique puis l’Isae-Supaero (Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace) à Toulouse, que j’ai découvert le plaisir de télécommander des sondes interplanétaires.
J’étais déjà très fan d’aéromodélisme, avant la folie des drones actuelle. Pour moi, manipuler une commande qui, d’ici, fait faire à une machine que j’ai contribué à concevoir, à des centaines de millions de kilomètres, des actions, prendre des photos, pivoter, c’est ça que je voulais faire. C’est ça que j’ai commencé à faire au CNES [Centre national d’études spatiales, ndlr].
Et comme j’étais un peu aventurier sur les bords, parachutiste, pilote, dès qu’il y a eu un appel à candidats pour des astronautes, je me suis dit que je ne pouvais pas ne pas essayer. Ils m’ont sélectionné puis, sept ans plus tard, j’ai refait le même parcours pour l’Agence spatiale européenne [ESA, ndlr] où j’ai intégré le deuxième groupe d’astronautes français, puis le deuxième groupe d’astronautes et enfin le quatorzième groupe d’astronautes de la Nasa où m’a détaché l’ESA – qui est mon employeur – pendant une dizaine d’années.
Tout cela se déroulait quand à peu près ?
J’ai terminé mes études en 1983. Cela fait donc trente-quatre ans que j’ai intégré le CNES, l’équivalent français de la Nasa. J’ai notamment travaillé sur la sonde franco-russe Vega, destinée à étudier Vénus et la comète de Halley.
Vous avez fait combien de missions ?
J’ai effectué trois missions spatiales. La première, en 1994, pour étudier l’atmosphère. On volait sur le dos tout le temps, c’était un peu la particularité. La deuxième en 1997, pour ravitailler la station spatiale russe Mir. On a accosté sur la station soviétique, qui était déjà devenue russe d’ailleurs à l’époque, pour changer quatre tonnes de matériel. Et le troisième vol, en 1999, pour la science et réparer le télescope spatial américano-européen Hubble. Trois vol en cinq ans environ, de mes 35 à mes 40 ans.
Le film Les Figures de l’ombre se déroule vingt ans avant que vous ayez intégré ces institutions. Les femmes étaient un peu plus présentes à votre époque ou pas encore ?
En France et en Europe en tout cas, le spatial embauchait déjà, en proportion, autant de femmes qu’il y en a dans les écoles d’ingénieur. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de filtre à la sortie : si 15 % des étudiants en aéronautique sont des femmes, il y en a environ 15 % qui sont recrutées dans les agences spatiales et les industries de l’aérospatial, Airbus et Thales. Donc il n’y avait pas de ségrégation, mais il y avait une domination des hommes parce qu’à la sortie du lycée, c’était en majorité des garçon qui choisissaient de faire des études d’ingénieur.
Aujourd’hui, l’écart est moins grand mais il y a encore une majorité d’hommes. Cela étant dit, on trouve des femmes à tous les niveaux, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Ellen Ochoa, qui était dans mon premier équipage, est aujourd’hui numéro 2 de la Nasa et directrice du centre spatial Lyndon B. Johnson, le centre de la Nasa en charge de tous les vols occupés. Il y a quelques années, Peggy Whitson, qui est en ce moment dans l’espace avec Thomas Pesquet, était la chef du bureau des astronautes. Pour la première fois, ce n’était plus un homme, ni militaire ni pilote, mais une femme, civile et médecin. Donc ça prouve que même aux États-Unis, il y a une ouverture des postes stratégiques de direction à des femmes.
Alors, ça arrive au compte-gouttes, il y a du chemin, mais on vit une époque où on cherche à favoriser l’équilibre. Mais pour qu’il y ait un équilibre, il faut qu’il soit à l’entrée, dans les études, et dans la motivation et l’envie de le faire. Cela dit, les personnes qui travaillent avec nous sont nées aux États-Unis à une époque où la ségrégation était encore active. Donc quand je discute avec elles, même si elles se sentent traitées à égalité avec les autres, au fond d’elles-mêmes, elles ont encore ce sentiment d’infériorité, qui vient de leur enfance.
Ce n’est pas quelque chose que l’on ressent en France, en Europe ?
Non, non. J’ai présidé la séance de création de la branche parisienne de Women in Aerospace, une association qui œuvre pour la place des femmes dans les activités aéronautiques et spatiales, donc il y a quand même du travail à faire. Mais cela se joue plutôt au niveau du lycée. Claudie Haigneré [la première femme française à être allée dans l’espace, ndlr], ces jours-ci et notamment lors de la Journée de la Femme, va parler beaucoup dans les écoles pour essayer de motiver les jeunes filles à choisir des matières scientifiques et se diriger vers des métiers d’ingénieurs et techniques, qui sont encore à dominante masculine.
Connaissiez-vous l’histoire racontée dans Les Figures de l’ombre ?
Je ne connaissais pas du tout l’histoire. Je savais qu’à l’époque, il y avait des calculateurs de trajectoire, qu’ils ne le faisaient pas avec des ordinateurs mais avec des règles à calcul et des tableaux logarithmiques. Mais cette histoire précisément, je ne la connaissais pas. Je me suis beaucoup renseigné avant de voir le film et depuis que je l’ai vu, pour faire des recoupements avec ce que j’ai visité et vu à la Nasa – parce quand on est astronaute, on visite tous les centres.
Je connais des gens qui ont connu ces dames et ça m’a fait vraiment plaisir de voir ce film, parce que j’ai fait un voyage dans le passé, je me suis imprégné un peu plus encore de l’histoire de la Nasa. J’aurais beaucoup de plaisir à les rencontrer si un jour l’occasion s’en présentait.
Tout à l’heure, vous parliez de Thomas Pesquet. Est-ce que vous suivez ce qu’il fait au quotidien, notamment sur les réseaux sociaux ?
Bien sûr, je suis Thomas sur son compte Twitter. J’échange par email avec lui. J’étais dans le jury qui l’a sélectionné, donc je m’intéresse un peu à son parcours. Pendant la première année, j’étais le coach désigné astronaute senior des six nouveaux. Et Thomas Pesquet, dans la lignée du Britannique Tim Peake l’année dernière, de l’Italienne Samantha Cristoforetti l’année d’avant et de leurs prédécesseurs allemands et danois, sont à fond dans la com’, parce qu’on les pousse à ça.
Il y a un soutien très important au sol, il ne faut pas croire que Thomas passe son temps à communiquer. Il envoie une photo, un mot-clé et des personnes gèrent ses comptes Twitter et Facebook au sol pour lui. Mais c’est très important car, grâce à ces réseaux sociaux, on peut aider le public à voyager virtuellement dans l’espace avec lui et à comprendre comment on vit, comment on travaille, etc.
C’est très difficile de communiquer sur l’espace parce que le spatial est impalpable. Je ne peux pas vous faire toucher l’espace avec vos sens, vous faire voir, entendre, toucher, goûter. À part quelques privilégiés qui ont assisté à un décollage, ont touché un satellite ou qui – luxe du luxe – sont allés dans l’espace comme Thomas ou moi, ça reste très virtuel pour la plupart des gens. Toutes les images concrètes et visuelles qu’on peut leur montrer ont un impact génial. Ça montre aux Européens qu’ils ont de quoi être fier.
S’il est difficile de se représenter l’espace, le cinéma l’a toujours fait. Étant un grand fan de science-fiction, que pensez-vous de la représentation de l’espace dans le septième art ?
Je suis également un très grand fan de films dans l’espace. Je crois que le premier que j’ai vu, c’est 2001 : l’odyssée de l’espace en 1970 ou 1971, alors que j’étais au Liban. À peu près au même moment est sortie la première série télévisée qui avait l’espace pour décor, Star Trek, dont je suis un très grand fan et que je cite très souvent. Je dis d’ailleurs qu’à l’Agence spatiale européenne, on réalise exactement les mêmes missions que le capitaine Kirk, on explore des mondes étranges, on recherche le vivant et, avec audace, on va là où l’on est jamais allé. Mais aussi Star Wars, Galactica, etc.
C’est vrai que récemment on a eu des films qui ont cherché à atteindre un réalisme très poussé. Gravity dans l’expérience sensorielle, Interstellar dans les lois de la cosmologie qui régissent notre univers, Seul sur Mars dans l’état d’esprit de la Nasa, des astronautes, des contrôleurs, de “problem solvers”, c’est-à-dire une mentalité où l’on s’oriente positivement vers la résolution du problème : on ne se plaint pas d’avoir un problème, on s’engage tout de suite à trouver une solution.
Et ça, ce sont des choses que j’apprécie beaucoup parce que ça reflète ce que j’ai vécu. Dans Gravity, la façon dont on vous fait voir la Terre, le ciel, les vaisseaux, dehors, dedans, l’acoustique, les mouvements, c’est exactement comme ça. Le scénario, on peut le découper en tranches individuelles, il y a des choses qui se sont déjà produites de telle manière, d’autres qui se passeraient comme ça si elles devaient se produire, et quelques tranches qui ne sont pas possibles, mais c’est pas important. C’est l’expérience sensorielle qui prime.
Interstellar, c’est vrai que la cosmologie est bien respectée et puis, ça pose la question de l’avenir de la Terre qui, un jour, sera inhabitable. On ne sait pas quand, mais c’est sûr, ne serait-ce qu’à cause du soleil qui, en devenant une géante rouge, rendra la planète trop chaude pour abriter le vivant. C’est intéressant de se poser la question, même si elle ne semble pas urgente, de savoir comment pérenniser l’espèce humaine.
Et puis, Seul sur Mars, à part la pression sur la surface de la planète, tout le reste est très réaliste, en ce qui concerne la gestion de la mission. Le dilemme que se pose le commandant du vaisseau lors de son retour vers la Terre, c’est “est-ce qu’on retourne sur Terre comme prévu, ou est-ce qu’on se remet une couche de deux ans et demi pour essayer d’aller sauver notre collègue ?”. C’est exactement le genre de scénario que j’ai soumis à Thomas pendant son entretien psychologique, un dilemme où il n’y a pas forcément de bonnes solutions, pour voir comment le candidat réagit.
J’aime bien ce genre de films parce qu’ils font réfléchir, ils posent des questions sur notre condition d’humain, et puis parfois, ils nous rendent fier de travailler dans ce domaine, parce qu’on réalise des prouesses incroyables. Quand on lance un nouveau programme spatial, la moitié des problèmes à résoudre n’ont pas de solutions connues. Il n’y a personne qui nous force à poser un atterisseur sur le noyau d’une comète. Pourquoi on le fait ? Parce qu’on sait que c’est important pour la connaissance, et de la connaissance dérive la sagesse qui nous éloigne des conflits. Les guerres sont souvent liées à l’ignorance. Dans Les Figures de l’ombre, avec ces trois femmes qui se dépassent, on retrouve un peu ce côté-là. Parce qu’on a envie de réussir et qu’on a pas envie de faire d’erreur, on ose, on ose demande, on ose essayer. Et on y arrive.
Il y a quelques semaines, la Nasa a fait une grande annonce sur les exoplanètes.
Je trouve ça très bien de communiquer. Connaissant la Nasa, c’est beaucoup de communication, il n’y a pas fondamentalement de découvertes nouvelles sur ce que l’on sait déjà, à savoir que d’autres soleils que le nôtre ont des planètes, et qu’il y a des planètes dans les zones habitables de ces soleils.
Ce que j’aime bien dans cette annonce, c’est qu’on a fait un peu de pédagogie, pour expliquer la différence entre la zone habitable d’une étoile et l’habitabilité d’une planète. Donc on a trouvé trois planètes dans la zone habitable de leur soleil, mais ça ne veut pas dire que ce sont des planètes habitables.
Par exemple, par rapport à notre Soleil à nous, Mars, la Terre et Vénus sont considérés dans la zone habitable, où les conditions de rayonnement, de température pourraient permettre à l’eau d’être liquide. Mais sur ces trois planètes, il n’y a que la Terre qui est habitable et qui est en plus est habitée. Donc trouver des planètes dans la zone habitable, c’est une première étape très importante. Mais la suivante c’est de trouver une planète habitable, et puis, une habitée. Mais là, ça va prendre du temps [rires].
C’est loin…
C’est loin, et puis, on n’a pas les instruments adaptés. Mais si on est à l’écoute, avec des capteurs… Bon, moi, je suis ça, j’ai pas de conviction mais je trouverais ça dommage que l’on soit seuls dans l’univers. On nous pose souvent la question.
C’est vrai ?
On pose souvent la question aux astronautes, de manière souvent mal formulée : “Est-ce que vous croyez aux ovnis ?” Déjà, ce n’est pas une histoire de croyance. Et puis, ça mélange deux choses. La première, c’est : “Pensez-vous que le phénomène est réel, qu’il y a parfois des objets qui, parfois… ?” Et la seconde, c’est : “Est-ce que vous croyez qu’ils sont pilotés par des intelligences extraterrestres ?” Alors la première question, c’est avéré. On sait qu’il y a des cas inexplicables qui sont là, il y a des enregistrements mais on ne sait pas ce que c’est. Maintenant, on ne sait pas ce que c’est, ce ne sont probablement pas des êtres extraterrestres, on le saurait sinon. On ne sait pas, ce ne sont que des hypothèses.
Sinon, la recherche de la vie ailleurs, c’est le sujet principal de toutes nos sondes interplanétaires. Tous les vaisseaux martiens, comme la sonde ExoMars que l’on a lancée l’année dernière, celle qu’on va lancer en 2020, ont pour objectif numéro un de rechercher des traces d’activités biologiques. C’est une questions sérieuse. Et le jour où l’on aura la réponse, ce sera un “big deal”. [rires]