Entretien avec Yann Arthus-Bertrand, reporter, réalisateur et photographe. Il nous parle d’écologie, d’humanisme, de spiritualité et de sa fondation. Mais aussi de ses doutes, émaillés d’une seule certitude : nous sommes tous les acteurs du changement.
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Il est l’homme au “cœur vert”, cette célèbre prise de vue aérienne du cœur de Voh sur la Grande Terre de Nouvelle-Calédonie qui fit la couverture et la célébrité de La Terre vue du ciel et de son auteur, en devenant le livre illustré le plus vendu de l’histoire (3,5 millions d’exemplaires vendus en 10 ans et traduit en 25 langues). En 1999, Yann Arthus-Bertrand donnait alors à voir une nouvelle vision du monde, de sa biodiversité, de ses peuples, capturés depuis les airs. Un travail pour lequel il a parcouru la planète pendant neuf ans et hypothéqué sa maison pour le faire éditer.
Depuis, on lui doit les célèbres films Home (2009), Planète Océan (2012) et Human (2015), entre autres… Avec toujours au centre de son objectif les mêmes protagonistes : l’homme et la terre qu’il habite. Aujourd’hui à la tête de la fondation Good Planet dédiée à l’écologie et à l’humanisme, Yann Arthus-Bertrand travaille sur son prochain film consacré aux femmes : Woman. Rencontre avec un photographe, écologiste et humaniste qui a suivi ses instincts, en veillant à remettre l’essentiel au cœur de son travail et du débat.
Konbini | Vous définiriez-vous comme un écologiste ? Et qu’est-ce qu’être écologiste selon vous ?
Yann Arthus-Bertrand | Je me suis longtemps défini comme un écologiste car cela fait depuis que j’ai 20 ans que je m’intéresse aux animaux et à la nature. Maintenant, je pense que je me définirais plus comme un “journaliste” qui fait la passerelle entre ce qu’il voit et ce qu’il essaye de transmettre (à travers mes films, mes photos et ma fondation).
Aujourd’hui j’ai l’impression que l’on est tous des écologistes. Les consciences ont énormément évolué, tout le monde sait ce qui est en train de se passer : perte de la biodiversité, réchauffement climatique, crises ou désastres écologique… On est dans une sorte de déni collectif : tous les jours on nous parle de l’année la plus chaude, de la disparition inexorable des espèces. Le dernier film d’Al Gore [Une suite qui dérange : le temps de l’action, ndlr] montre bien tout cela. Aujourd’hui j’ai beaucoup plus envie de parler de gentillesse, de bienveillance, avec moins de scepticisme, de façon plus généreuse. Parler d’amour en fait…
Alors que faire ?
Je pense que la solution, c’est : “qu’est-ce que je fais, moi ?” Pas tellement d’attendre ce que font les autres mais de donner le maximum de soi-même. C’est pourquoi je me définis plus comme quelqu’un qui, à travers sa vie, son métier, cherche à donner du sens. Je suis plus dans le doute aujourd’hui et je me pose plus des questions sur ce qui va se passer : quand je suis né, nous étions 2 milliards, aujourd’hui nous sommes 7 milliards…
“La solution est peut-être en moi : qu’est-ce que je peux faire de mon côté ?”
On essaye de nous faire vivre d’espoir, avec des films comme Demain, qui vous montrent qu’il y a des gens qui agissent. Oui, mais les gens qui font cela sont extrêmement peu nombreux et cela ne suffit pas. La croissance – qui est le Graal absolu de tout gouvernement et de toute civilisation – n’est plus du tout adaptée à ce qui est en train d’arriver. Je pense qu’il faut changer notre façon de regarder le monde. On parle beaucoup d’empathie, de vivre ensemble, de manger végétarien, d’avoir des réflexions sur la souffrance animale… C’est quelque chose de très nouveau.
Quelles sont les personnes qui vous inspirent tout cela justement ?
Moi mon idole, c’était Jane Goodall [primatologue, éthologue et anthropologue britannique, ndlr], des gens comme ça… Mais j’ai compris, notamment avec le film Human – qui m’a permis de réaliser des milliers d’interviews de gens à travers le monde -, que l’on a tous quelque chose à dire. Quand vous faites ce métier, vous rencontrez perpétuellement des gens qui n’ont pas des ego surdimensionnés et qui ont compris que pour être heureux il faut savoir partager, donner, aimer. Tous les jours dans le quotidien, vous rencontrez des gens qui vous rendent meilleurs, ce n’est pas très difficile à trouver.
Quel est le plus gros défi de la planète aujourd’hui selon vous ?
Si on n’est pas capables de vivre ensemble, on n’y arrivera pas. On passe son temps à critiquer, à démolir. Tant qu’il n’y a pas cette envie profonde d’empathie, d’humanisme, de respect de la vie autour de soi – que ce soit les animaux, les plantes, les hommes, – c’est difficile. J’aimerais vivre dans un monde un peu plus pacifié. Ce que je vous dis est simple mais pour moi c’est l’essentiel.
Après des années à parcourir le monde, quelles conclusions tirez-vous de tout cela ?
C’est impossible de répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est que l’on va tous mourir donc il faut prendre conscience du fait que notre passage sur Terre n’est rien du tout par rapport à l’histoire du monde. Il s’agit donc de savoir partir en ayant fait ce que l’on doit faire.
Notre civilisation est basée sur une croissance infinie – partout autour de nous, on nous montre que la consommation est le bonheur. C’est cette croissance qui paye les hôpitaux, les routes, l’éducation. Donc on a besoin de la croissance mais on sait que la croissance n’est pas bonne pour la planète. On est pris dans un système complètement paranoïaque et on ne sait pas comment faire.
Par exemple, la France est le pays des Droits de l’homme et en même temps le troisième vendeur d’armes au monde. On vit dans une contradiction permanente. On veut la paix mais on vend des armes pour tuer. Autre exemple : un éléphant est tué toutes les 20 minutes environ en Afrique et on n’arrive même pas à interdire aux Chinois la vente de l’ivoire. On veut protéger et on n’arrive pas à mettre des lois en face. Donc je n’ai pas la solution. Ce n’est pas quelque chose de facile d’être un écolo parfait, de vivre dans un monde sans tuer d’animaux, sans prendre l’avion, sans acheter… Mais la solution est peut-être en moi : qu’est-ce que je peux faire de mon côté ?
Vous agissez donc à votre échelle à travers votre fondation Good Planet, dédiée à l’écologie et à l’humanisme…
La fondation Good Planet est là pour ça : nous faire prendre conscience de ce que nous pouvons faire. Il y en a marre d’accuser les lobbys de nous obliger à faire ci ou ça, d’accuser les hommes politiques de ne pas faire leur boulot… sans se demander ce que nous on fait derrière.
À la fondation, on parle aussi bien des abeilles, des arbres que de la biodiversité. On a accueilli Muhammad Yunus [économiste bangladais, fondateur du microcrédit et Prix Nobel de la paix en 2006, ndlr] pour parler aussi bien du microcrédit que du sens de la vie. Il y a aussi des scènes de Human que l’on voulait montrer, qui n’apparaissent pas dans le film, une salle de lecture, des ateliers… Par exemple on propose des ateliers de cuisine avec Alain Ducasse, dans lesquels on tente d’expliquer le monde, la pauvreté, le changement climatique et la biodiversité à travers la nourriture. On travaille pour l’année prochaine sur de grandes vidéos sur la biodiversité.
“Il y en a marre d’accuser les lobbys de nous obliger à faire ci ou ça, d’accuser les hommes politiques de ne pas faire leur boulot… sans se demander ce que nous on fait derrière”
On est aussi beaucoup dans le spirituel : on va créer un temple pour poser ses peines. C’est un truc que j’ai découvert au Burning Man aux États-Unis grâce à un artiste américain. L’ambiance qui y règnait à l’intérieur m’a beaucoup marqué. Donc il y a en même temps un côté très spirituel, religieux à côté des aspects très pratiques. C’est tout ce mélange qui m’intéresse. C’est encore un peu expérimental, il a fallu trouver des moyens, des mécènes… mais le jeu en valait la chandelle. Dimanche dernier, on a accueilli 1 500 personnes grâce à une équipe de 250 bénévoles prêts à donner d’eux-mêmes. Je suis ravi.
Vous donnez à voir notre planète comme jamais personne ne l’avait fait avant vous : qu’est-ce que la prise de vue aérienne qui vous caractérise apporte comme représentation du monde ?
Aujourd’hui, vous avez Google et tout le monde peut voir sa maison vue du ciel, sans parler des drones avec lesquels n’importe qui peut photographier sa propre maison vue du ciel… Mais à l’époque tout ça n’existait pas et la photographie aérienne était une véritable découverte.
À l’époque où j’étudiais les lions [de 1976 à 1979, il part avec son épouse, Anne, vivre au Kenya dans le parc national Massaï Mara pour étudier le comportement d’une famille de lions, ndlr], j’étais pilote de montgolfière pour gagner ma vie et c’est là que j’ai compris que la photographie aérienne apportait une autre façon de voir le monde. Le fait de photographier un territoire vu du ciel a complètement renouvelé ma perspective. Vous comprenez comment les gens vivent, se déplacent, comment ils habitent, si c’est un pays riche, un pays pauvre : elle vous donne une caractéristique très vite d’un pays.
“Il ne faut pas avoir peur de se perdre”
Et surtout cela amène un côté très lisse, très esthétique du monde. Dans l’idée d’être photographe il y avait l’idée d’être amoureux de la beauté, du monde, de la nature. Quand je vole je suis toujours aussi émerveillé par ce que je vois. Et tout ça m’a fait prendre conscience de ce que l’on côtoie tous les jours, parfois sans le voir. Dans l’art contemporain, le mot “beauté” est un peu ridicule – d’ailleurs les intellos de l’art n’aiment pas beaucoup mon travail, ils ne lui trouvent pas beaucoup de sens parce que justement ce n’est pas un travail très spirituel que je fais, et plutôt basique mais je l’assume tel qu’il est.
Vous êtes actuellement en train de travailler sur votre prochain film, Woman, dédié aux femmes, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet ?
C’est un film documentaire qui fonctionne exactement sur le même principe que les interviews de Human. Quand on a fait Human, on a vite compris qu’il fallait faire un film sur les femmes. Travailler sur les femmes c’est vraiment travailler sur les problèmes du monde : sur la violence, sur la guerre (75 % des réfugiés sont des femmes), sur l’éducation (75 % des gens analphabètes dans le monde sont des femmes), sur la santé, sur le droit… Je pourrais faire une liste infinie. Cela fait un an que l’on travaille dessus et j’ai déjà changé la vision que je portais sur les femmes autour de moi, sur ma mère, sur mes sœurs, sur ma femme… Alors peut-être que j’étais un peu macho avant. Je pense que dans le monde de demain, difficile et compliqué, on a besoin des femmes qui n’ont pas aujourd’hui leur place dans le monde.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes générations qui se sentent préoccupées par l’avenir de notre planète et souhaiteraient agir ?
Il ne faut pas avoir peur de se perdre et il ne faut pas non plus écouter les conseils. Si vous avez pris conscience de ce qui se passe dans le monde, ce n’est pas très compliqué de faire des choses. Il y a des gestes accessibles à tous – comme arrêter de manger de la viande –, moi ça m’a pris 10 ans… Donc voilà il y a des choses simples à faire mais je n’aime pas trop donner des conseils.
Je voudrais ajouter que l’on est très informés de ce qui se passe dans le monde et tout le monde peut se faire son opinion. On peut critiquer les médias, mais il n’empêche que l’on est très informés : sur la guerre, la politique, l’écologie. Donc on peut faire son choix et décider dans quel monde on peut vivre et surtout décider quelle vie on peut avoir. On ne va pas changer le monde, en tout cas pas tout seul, mais on peut changer sa vie et c’est ça qui est important.
La Fondation Good Planet est un lieu gratuit et ouvert à tous
1, carrefour de Longchamp, bois de Boulogne, 75116 PARIS
www.goodplanet.org
Les films Home, Planète Océan et Human sont disponibles en libre accès et en trois langues (voir les liens ci-dessus).