On a discuté avec le directeur de création de tous les jeux Zelda depuis 20 ans de son parcours et du dernier volet, Breath of the Wild.
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Il est bien rare de voir la presse et les joueurs aussi unanimes sur la qualité d’un jeu comme ce fut le cas pour Ocarina of Time, cinquième volet de la franchise Zelda. Révolutionnaire par son passage à la 3D, mais aussi pour l’ambition de ses donjons, le titre est un exemple pour nombre de jeux d’aventure depuis.
Derrière ce titre on retrouve un homme en particulier : Eiji Aonuma. Alors qu’il a commencé comme concepteur sur ce jeu, il s’est retrouvé à diriger la création de l’ensemble des titres qui ont suivi — et il y en a beaucoup. Le dernier en date, Breath of the Wild, véritable claque en tout point, est sorti ce vendredi 3 mars sur la nouvelle console de Nintendo, la Switch.
De passage à Paris, nous avons eu la chance de discuter avec le légendaire directeur/producteur de tous ces titres iconiques, revenant sur son parcours, sur la longévité de la franchise et sur ce titre attendu au tournant depuis pas mal de temps maintenant.
Konbini | Vous avez été diplômé des Beaux-Arts de Tokyo en 1988, avant de rejoindre Nintendo. À l’époque, ce n’était pas encore très courant. Je voulais savoir si vous jouiez aux jeux vidéo avant, et si vous étiez déjà dans l’optique de travailler dans ce milieu-là.
Eiji Aonuma | À l’époque, je n’avais absolument pas l’intention de rentrer dans le monde du jeu vidéo. L’un de mes professeurs à l’université était monsieur Kotabe, un homme très célèbre dans l’illustration japonaise, proche de Miyazaki et à qui l’on doit entre autres la série Heidi. Il travaillait à l’époque à Nintendo. Il faut savoir que c’est courant au Japon que les anciens élèves d’une université, quand ils ont un poste intéressant dans une entreprise, y viennent recruter de jeunes étudiants.
Et comme il venait de cette université, il était venu recruter des gens dans mon école. Je me suis dit que si quelqu’un d’aussi important dans l’animation japonaise bossait chez Nintendo, c’était que le travail dans cette société devait vraiment être intéressant. Je me suis donc intéressé à cette entreprise, mais je me concentrais sur l’artistique. Je ne me voyais pas réaliser des jeux vidéo un jour.
Assez rapidement, Miyamoto (le papa de Mario, Donkey Kong et Link) vous a demandé de travailler sur Zelda. Savez-vous pourquoi ?
Après avoir rempli différentes missions au sein de Nintendo, j’ai pu créer mon jeu, Marvelous, qui ressemblait beaucoup à Zelda. Quand Miyamoto l’a vu, il m’a dit : “Si tu voulais faire un Zelda, il fallait le dire, viens dans mon équipe [rires]”. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé dans son équipe.
Encore aujourd’hui, le premier opus sur lequel vous avez travaillé, Ocarina of Time (1998), est considéré par les fans et la presse comme l’un des meilleurs titres. Comment l’expliquez-vous ? Parce que ce n’est pas que le passage à la 3D…
Je pense, justement, que ça vient du fait qu’on est passé à la 3D – mais pas dans le sens où le jeu était spectaculaire, plus du fait qu’il ne ressemblait à aucun jeu réalisé jusque là. La question qu’on se posait à l’époque c’était : “Comment on retranscrit le monde de Zelda dans un monde en volume ?” Il a donc fallu réinventer plein de choses. Je pense que c’est ce côté novateur et révolutionnaire qui a fait la réputation du jeu.
Quel fut l’étape la plus audacieuse que vous avez pu franchir sur un jeu Zelda ?
Il y en a plusieurs. Mais je pense que ça a suivi les évolutions technologiques et à chaque fois cela fut une épreuve (dans le bon sens du terme). J’aimerais faire un lien entre Twilight Princess et Breath of the Wild, les deux jeux se déroulant dans un monde très vaste – une notion géographique qui était assez novatrice à l’époque de la sortie du premier.
Il y a aussi eu The Wind Waker, pour lequel on a complètement changé l’identité graphique de la franchise, et dans lequel l’exploration était également très importante. Et je pense que ces deux jeux sont les héritiers directs de ce qu’on avait mis en place dans Ocarina of Time. Après, il a fallu aussi remettre à plat le concept de Zelda dans les jeux portables : on a dû inventer une manière de jouer avec le côté tactile apporté par la DS – et ensuite intégrer le relief dans A Link Between Worlds.
“Zelda prend une telle place dans ma vie que ça en devient terrorisant”
La franchise vient de souffler sa trentième bougie : comment expliquez-vous sa longévité ?
Je pense que ce qui fait le succès de Zelda, c’est que c’est toujours ce personnage, Link, qui est un jeune garçon qui ne peut rien faire au début du jeu, mais qui va gagner en puissance et en capacité au fur et à mesure que l’on avance, pour finalement combattre des monstres gigantesques absolument fabuleux.
Et quel que soit le titre auquel vous jouerez, il y aura cette notion d’amélioration, d’apprentissage. Sachant que les joueurs aussi vont apprendre à maîtriser un peu mieux le jeu. En effet, chaque nouveau volet de la franchise va apporter son lot d’innovations.
Je sais que vous avez essayé de travailler sur d’autres projets, mais à chaque fois vous finissez par bosser sur le prochain Zelda. Pourquoi ?
[Rires] Le problème que j’ai, c’est que tous les Zelda sont des jeux très riches, dans lesquels on a rajouté pas mal d’activités. Par exemple, on pourra y mettre un mini jeu de tennis ou de baseball, Zelda restera Zelda. Et à chaque fois que je me lance sur un nouveau jeu et que je réfléchis à des concepts ludiques, au bout d’un moment, je finis par me dire “Ah mais ce serait bien dans un Zelda ça”, et hop je me remets à travailler dessus avec ces idées-là. Donc, effectivement, Zelda prend une telle place dans ma vie que ça en devient terrorisant.
J’ai lu dans une interview que vous étiez plus intéressé par les ennemis que par Link. J’aurais aimé savoir pourquoi.
Alors en fait, pour rentrer dans le détail, ça rejoint ce que je disais tout à l’heure sur l’importance de l’évolution de Link dans la progression du jeu, avec le fait qu’il doit combattre des ennemis de plus en plus forts. On ne peut pas se limiter à faire le même ennemi qui serait juste un peu plus costaud à chaque fois.
Il faut toujours que cette montée en puissance soit symbolisée par des ennemis de plus en plus impressionnants et difficiles à vaincre. On y accorde donc une attention particulière, car c’est le véhicule de cette sensation de montée en puissance.
Concernant le dernier titre, quand avez-vous commencé à travailler dessus ?
Ça a commencé tout à la fin du développement de Skyward Sword.
C’était avec la même équipe du coup ?
Le directeur est le même effectivement, Hidemaro Fujibayashi. Et le programmeur principal aussi n’a pas changé, mais le staff comptait beaucoup de recrues. Plein de nouvelles personnes sont arrivées pour travailler sur Breath of The Wild.
Est-ce que vous saviez au moment où vous avez démarré son développement qu’il irait sur la nouvelle console ?
[Petit rire] Pas du tout. On a décidé que le jeu sortirait sur Switch au printemps de l’année dernière, juste au moment où on était en train de finaliser le jeu dans son développement. Tout ce qu’on voulait mettre dedans pour la Wii U fonctionnait, et il a fallu recommencer pour la Switch.
J’ai vu qu’il y avait de fortes différences de graphisme entre les deux versions, mais s’agit-il des seules différences ?
La musique aussi est différente, puisque quand vous jouez en mode téléviseur elle est plus symphonique. Après, la vraie différence, c’est que sur Wii U vous jouez sur un disque ce qui fait que les temps de chargement sont forcément plus longs que sur la Switch.
Pourquoi être revenu à des graphismes un peu moins réalistes, qui ne sont pas sans rappeler ceux de The Wind Waker ?
Alors en fait, on s’est demandé : “Nous les Japonais, on est forts en quoi ?” Or dans notre staff il y avait beaucoup de gens qui avaient grandi en regardant des animes. On s’est donc dit que c’est probablement la forme d’art dans laquelle on excelle le plus. On a alors décidé, dès le départ, que la direction artistique serait plus dans ce goût-là.
L’une des autres raisons, c’est que quand vous faites un jeu réaliste, il faut faire beaucoup de détails. Et quand vous détaillez énormément les choses, les graphismes deviennent beaucoup plus confus une fois que vous changez d’échelle et que vous voulez montrer beaucoup de choses. Alors que si vous faites des dessins plus simplifiés, c’est plus pratique pour montrer des choses à une échelle plus importante. Dans un monde très vaste, il faut aller vers un style graphique plus simple.
Est-ce que la taille énorme de cet open world était justement une volonté de départ ?
Dans Skyward Sword, il n’y avait que quatre ou cinq zones qu’on pouvait visiter, en s’y rendant à dos d’oiseau. Et beaucoup de fans disaient qu’ils étaient tristes parce qu’en passant d’un endroit à l’autre, on ne pouvait pas traverser à pied et voir ce qu’il y a entre chaque zone. Comme ça leur a apporté de la frustration, on s’est dit qu’effectivement, on aurait pu leur proposer des zones intermédiaires pour qu’ils puissent passer d’une région à une autre. Et c’est ce genre de réflexions qui nous ont amenés vers ce monde ouvert.
Vous ne pouviez pas faire un open world auparavant ?
Tout à fait. On était limités par le fait que si vous vous déplaciez trop rapidement d’une zone à l’autre, vous arriviez avant que le décor ne se charge en fait.
J’ai lu à plusieurs reprises que c’était le titre le plus audacieux de toute la franchise. Qu’en pensez-vous ?
Effectivement, je ne sais pas si vous vous souvenez, mais il y a trois ou quatre ans, j’ai déclaré : “Il faut que nous changions ce qu’on trouve évident dans un Zelda, si on veut se renouveler.” Voilà, on y est arrivés aujourd’hui. Je pense revoir un peu notre façon de penser les prochains Zelda, à refuser les évidences, à aller vers d’autres challenges, car c’est ce qui nous a poussés à nous dépasser. On garde le concept d’évolution, mais le joueur est plus libre : il n’est plus obligé de faire les choses dans l’ordre, il peut aller à son rythme et explorer autant qu’il veut.
Qu’est-ce qui a été le plus difficile à réaliser sur ce jeu ?
Ce qui nous a pris beaucoup de temps, c’est le monde. À la base, notre équipe se demandait si on avait les moyens techniques et humains pour réaliser quelque chose d’aussi gigantesque. Donc je dirais que ce qui nous a pris autant de temps, c’est de mettre au point le moteur du jeu.
“Ce n’est pas parce que Breath of the Wild est un open world que tous les prochains le seront”
Qu’est-ce qui a été le plus long ? Est-ce que l’écriture de l’histoire a été plus difficile que pour les autres à cause de l’open world ?
En fait, non. Le scénario a été rapidement mis en place, dans la mesure où le déroulement du jeu a été décidé assez rapidement. Ce qui nous a vraiment pris du temps, ça a été de transformer le jeu au fur et à mesure que le moteur graphique évoluait.
Quel est votre plus grande fierté sur ce jeu ?
Je pense que c’est vraiment le côté liberté qui me rend le plus fier. Si vous êtes perdu dans ce monde gigantesque, il vous suffit d’escalader quelque chose : une fois tout en haut, vous pouvez voir le monde et décider vous même où aller, grâce à votre deltaplane.
Dans le trailer, on peut voir des easter eggs. Vouliez-vous faire un cadeau aux joueurs en leur offrant un titre novateur tout en faisant des clins d’œil à ceux qui connaissent bien la franchise ?
Effectivement, étant donné que Zelda est une franchise faite pour durer encore un moment, le but est que son monde soit encore vivant et qu’il garde sa cohérence. L’objectif était donc de faire plaisir aux fans de la franchise en leur montrant que le monde de Zelda tels qu’ils le connaissent existe encore. Mais il s’agit aussi de continuer à installer un monde qui va accueillir de nombreuses aventures par la suite.
Tout à l’heure, vous expliquiez faire évoluer les jeux en fonction des avancées technologiques. Or, à partir du moment où vous êtes passés à la 3D, vous n’êtes jamais retournés à la 2D. Est-ce que, selon vous, tous les prochains titres seront en open world ?
Je pense que ce n’est pas parce que Breath of the Wild est un open world que tous les prochains le seront. Je ne peux pas encore vous promettre ce qui va se passer dans le futur, mais le fait est qu’on ne s’interdit rien du tout. Les jeux vidéo où l’on doit avancer d’un niveau à un autre procurent une autre forme d’amusement que l’open world, et on ne s’interdit pas d’en refaire à l’avenir. Tout comme il est possible de revenir à la 2D dans un futur titre.
Dernière question : quel est votre personnage secondaire préféré ?
[Rires] Je pense que mon personnage préféré est celui de Pamela, qui est une petite fille qu’on rencontre dans Majora’s Mask. C’est une gamine qui vous demande que vous l’aidiez, parce que son père a été transformé en momie. Et je ne sais pas pourquoi, mais cette petite fille m’émeut à chaque fois.