Comment les plus modestes se débrouillent sur Internet

Comment les plus modestes se débrouillent sur Internet

Dans L’Internet des familles modestes, la sociologue Dominique Pasquier décortique les usages numériques d’une population désormais parfaitement équipée.

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(© Sara Bentot/Konbini)

À quoi ressemble l’Internet des familles françaises dites “modestes” ? Pour répondre à une question trop peu abordée dans l’analyse des impacts du numérique sur les sociétés contemporaines, la sociologue Dominique Pasquier, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), a passé trois ans à interroger ces Français, qui représentaient 26 % de la population en 2014, selon les chiffres de l’Insee.

Si l’on a longtemps souligné la fracture numérique qui existait selon la place de l’échelle sociale, les derniers indicateurs montrent que le taux d’équipement et le temps de connexion sont à peu près similaires à travers les catégories socioprofessionnelles. Qu’en est-il, cependant, des usages ?

Dans un livre sorti début octobre, la sociologue tente de répondre à cette question via une  “enquête dans la France rurale”, menée grâce à des entretiens individuels et à l’observation de comptes Facebook anonymisés. Ses sujets travaillent majoritairement en zone rurale ou périurbaine, dans le secteur des services à la personne et, de fait, n’ont pas (ou peu) besoin de maîtriser l’outil numérique. L’enquête de Dominique Pasquier révèle pourtant le fonctionnement d’un Internet distinct, défini par des habitudes bien spécifiques. Nous avons rencontré la sociologue pour mieux comprendre ces particularismes.

Konbini | Au début de l’enquête, vous dites avoir eu quelques difficultés méthodologiques à cerner les “familles modestes” que vous souhaitiez étudier. Quelles étaient-elles et pourquoi ?

Dominique Pasquier | Il y a une grande hétérogénéité des profils, avec des fractions précaires et non précaires. Mon travail porte sur les fractions non précaires. Au sein de cette fraction, il y a une nouvelle hétérogénéité selon la composition familiale et le fait d’avoir deux emplois dans le couple ou non. La ligne est assez fine entre le bas des classes moyennes et les familles modestes. La caractéristique de ces familles est de vivre dans un équilibre instable, ils s’en sortent à peu près, mais la vie a ses aléas et ça peut basculer très vite. La peur de la chute sociale est omniprésente.

Pour les titulaires des comptes Facebook étudiés, comme je n’ai pas pu les rencontrer, j’ai beaucoup moins d’éléments sur eux, sauf quand ils abordent dans leurs échanges les problèmes de budget ou d’emploi …

Vous expliquez qu’Internet, plutôt que de créer de nouveaux usages, vient s’encastrer dans les activités sociales traditionnelles, comme la photographie ou le téléphone avant lui. La “révolution technologique” a-t-elle finalement eu lieu chez ces familles?

Elle a bien eu lieu, mais de manière très silencieuse. Dans les classes populaires, il n’y a pas d’usage spectaculaire. Les gens ne produisent pas de contenu, la prise de parole publique ne se fait pas. Les mêmes formes d’appropriation de l’outil sont très différentes. Le paradoxe, c’est que cette appropriation partielle (la pratique du mail [comme elle l’explique ici, ndlr] est presque totalement absente) a néanmoins déjà changé beaucoup de choses.

Le plus grand bouleversement est peut-être la transformation du rapport au savoir, au monde de la connaissance incarné notamment par le médecin ou les professeurs de leurs enfants. L’outil numérique permet de comprendre certains mots, de reprendre la main sur des choses qui parfois dépassent. Sans aller jusqu’à défier l’autorité intellectuelle, regarder tranquillement la définition une fois chez soi permet un rattrapage en douce et crée un effet de “seconde école”, ce qui rend moins dépendant du monde de “ceux qui savent”.

Peut-on réellement identifier un“Internet des classes populaires”, et à quoi ressemble-t-il?

À proprement parler, non, et c’est peut-être le plus surprenant. On utilise ce qui est utile, avec quelques spécificités d’usage. Cdiscount pour les achats. Le Bon Coin est énormément utilisé, autant pour acheter que pour flâner, pour regarder qui vend quoi dans la région, comme une brocante… La santé passe par Doctissimo. Pour communiquer, on utilise Facebook, pas Twitter, et beaucoup de SMS. Wikipédia est vraiment bien consulté, suivi et apprécié. Ceux qui connaissent le site le considèrent comme fiable.

(© Sara Bentot/Konbini)

Les internautes de votre étude naviguent-ils différemment ?

Là encore, ça ressemble assez à ce que l’on peut trouver ailleurs, même s’il existe quand même des spécificités. Il y a une vraie méfiance à l’idée de dévoiler sa vie privée sur des sites publics, par exemple. On ne va pas se mettre en scène auprès d’autres. On ne va pas non plus intervenir ou poser des questions sur les forums, c’est inimaginable. On profite de ce qui existe, mais sans se montrer soi-même, c’est un Internet assez passif.

Parallèlement à cette pudeur, la transparence avec les autres membres du foyer est forte. Beaucoup de couples partagent un compte Facebook ou une adresse e-mail. L’usage individuel de l’outil est refusé. Il y a très peu d’ordinateurs dans les foyers : Internet, c’est le téléphone.

Le cas de la tablette est intéressant parce qu’elle est vue comme un objet ludique, pour les tout-petits. Avant, on mettait les gamins devant la télévision, maintenant c’est devant YouTube. Il y a aussi une certaine dose d’illusion : les parents se convainquent qu’éduquer tôt leurs enfants aux outils technologiques leur conférera un avantage dans la vie. C’est trop de pouvoir donné au “train de la modernité”.

Après Internet en général, vous consacrez une grande partie de votre livre à Facebook. Et ce que vous décrivez est assez différent des usages habituels…

Dans les milieux populaires, le périmètre de sociabilité est assez court. Ce sont les membres de la famille, les voisins et les collègues, pas au-delà. Ce n’est que de l’entre-soi. Sur Facebook, c’est pareil, il n’y a pas d’ouverture vers l’extérieur. Le nombre médian d’amis des profils étudiés tourne autour de 60, contre plus de 260 pour l’échantillon général de l’enquête Algopol dont sont issus ces comptes.

J’ai aussi constaté une grosse contradiction au cours de l’enquête : en entretien, on va m’expliquer “l’usage correct” de Facebook – ne jamais mettre en scène sa vie privée-  mais sur les comptes anonymes, je vois des trucs très intimes. Comme c’est majoritairement lu par la famille, puisque les parents sont également sur Facebook, on peut confier plus d’intime. Le paradoxe, c’est que ces posts sont en quelque sorte des “confidences publiques”, un oxymore qui ne peut exister que sur Internet.

(© Sara Bentot/Konbini)

Vous analysez longuement le rôle des “citations”, ces “phrases, souvent courtes, qui se présentent la plupart du temps sous forme de panneau sur un fond visuel plus ou moins sophistiqué”, très partagées par vos sujets sur Facebook…

Dans les milieux populaires, Facebook sert de réservoir de contenu à faire circuler parmi ses proches pour voir s’il y a un consensus sur les valeurs morales. Les citations sont une manière de partager ses opinions sans avoir à créer du contenu, elles sont très spécifiques.

On constate notamment une double détestation très présente sur Facebook, qui a été dure à étudier et écrire. Premièrement, la peur du déclassement social : en dessous de soi, l’autre [dans le livre, Dominique Pasquier évoque le mépris pour les “cassos” et leurs supposés “privilèges” et allocations, ndlr] est une figure de repoussoir, tandis que le train de vie des élites est également critiqué.Les gens que j’ai étudiés s’en sortent à peu près, sans pour autant gagner suffisamment d’argent pour être “à l’abri”. Ils ont l’impression d’être les dindons de la farce, de se comporter normalement pendant que les autres profitent.

Facebook leur permet de faire circuler dans l’entre-soi, aux cousines et cousines et autres membres de la parentèle, énormément de parodies et de blagues sur un monde politique pourri, des élites médiatiques soumises au politique…On se passe et repasse des panneaux, c’est une manière de demander : “Est-ce que tu penses comme moi ?” Et parfois, il y a du dérapage. Ce n’est pas pour rien que c’est le terrain de l’extrême droite…

La différence se fait également dans le rapport à l’information, selon vous.

Ceux que j’ai interrogés ne lisent pas la presse nationale. Ils s’informent avec le journal télé, la radio – de temps en temps, en voiture — et une presse locale, même pas régionale, portée sur les faits divers. Internet aurait pu leur ouvrir l’accès à ce monde d’infos sourcées et vérifiées, mais ce n’est pas entré dans les mœurs. C’est très, très loin. D’autre part, il n’y a pas beaucoup d’intérêt pour cette information-là, encore moins pour l’international.

Paradoxal, vu qu’Internet est censé être l’outil d’ouverture par excellence.

Les gens s‘approprient les choses en fonction de leurs besoins. La flânerie sur Le Bon Coin, par exemple, est un acquis d’Internet, mais le rituel existait déjà avant, alors que regarder la presse internationale, ça ne se fait pas. La différence avec le comportement d’information des plus diplômés est frappante, leur monde est totalement différent ! Les deux mondes sont totalement isolés les uns des autres, il n’y a pas de communication. Ceux qui profitent le plus d’Internet sont ceux qui peuvent déjà se permettre d’en profiter.

Croyez-vous au pouvoir d’Internet comme outil de nivellement social, culturel et intellectuel maintenant que la “fracture numérique” s’est résorbée quantitativement ?

Non, je n’y crois pas trop. Ceux qui en tirent le plus de profit intellectuel sont ceux qui possèdent déjà le rapport à l’écrit, à la culture transmise. Je doute qu’un apprentissage uniquement par Internet ait des conséquences favorables. Des savoirs spécialisés peuvent s’acquérir uniquement en ligne. Des trucs de niche peuvent exister, des savoirs très pointus. Mais un savoir encyclopédique, non.

Les inégalités de bagage culturel perdureront, ça ne va pas combler le fossé. Les classes supérieures ont les deux régimes sous la main, l’écrit traditionnel et le numérique, ce qui renforce leur avantage. Au mieux, Internet a redonné aux personnes des classes populaires une certaine confiance dans les interactions avec les gens qui savent plus qu’elles.