Via les parcours croisés des meilleurs joueurs mondiaux de Street Fighter, Axel Cadieux et Rafaël Levy offrent un regard neuf sur l’e-sport et ses codes.
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“Bas gros poing”, choppe, déchoppe, cross up, dash cancel, frame, hitbox, pif, taunt, super et Ultra… il y a 9 chances sur 10 que vous ne connaissez rien à ce lexique, comme environ 90 % de la population hexagonale, car ces termes appartiennent à l’écosystème fermé des joueurs acharnés de Street Fighter.
Oui, vous connaissez probablement le jeu, et il est même possible que vous ayez passé quelques nuits blanches avinées à hurler comme un bœuf sur un canapé défoncé en compagnie de vos meilleurs potes à l’orée des années 2010, mais jamais vous ne l’avez envisagé comme eux. Eux s’appellent Luffy, Punk, PR Balrog, Gamerbee, Tokido, Daigo ou Nuckledu, ils sont français, chinois, japonais ou américains et leur métier consiste à jouer à un jeu vidéo de combat singulier pour remporter des tournois. Dire que l’e-sport est en expansion est aujourd’hui presque devenu un marronnier tant ses effets sont devenus visibles dans la société contemporaine. Pourtant, contrairement à d’autres titres, devenir joueur professionnel de Street Fighter reste encore un sacerdoce.
Pour la première fois, deux Français, le journaliste Axel Cadieux et le réalisateur Rafaël Levy, ont suivi durant toute une année plusieurs de ces forçats du pad, qui parcourent le monde de tournoi en tournoi pour gagner (plus ou moins) leur vie et ne se reposent qu’une fois hagards d’épuisement à l’issue d’un énième match perdu à 10 000 bornes de leur salon. Loin des stades désormais remplis et des chèques en carton offerts aux vainqueurs, The Art of Street Fighting (diffusé sur la plateforme Red Bull TV) débute réellement lorsque les caméras et les flux Twitch s’éteignent pour suivre la vie de ces nerds gladiateurs dans un quotidien vernaculaire, entre remise en question permanente et abnégation indéfectible, où l’on comprend que comme les athlètes de sport extrêmes avant eux, ces gars-là ne comptent pas leurs heures pour gagner le droit de vivre de leur passion d’enfance.
À travers leurs portraits entremêlés, c’est aussi l’avenir d’un monde que l’on voit se profiler : la sortie de Street Fighter V en 2016 a totalement bouleversé les vieilles hiérarchies du milieu. L’ancienne génération (marquée par son rapport fusionnel au jeu et son attachement à la noblesse de l’art) est progressivement priée de gagner la sortie, au profit d’une légion d’athlètes qui n’est pas venue pour jouer mais remporter des prix de plus en plus attrayants. Face à ce constat, on s’est assis avec les réalisateurs pour discuter de ce que signifie, concrètement, de gagner sa vie en jouant à Street Fighter.
Konbini | Vous êtes gamers à la base ?
Les deux | Non, pas du tout.
Axel Cadieux | Moi j’ai acheté une PS4, et encore c’était pendant le tournage. J’y jouais plus jeune, mais c’était avec mes potes, rien de plus.
Rafaël Levy | Moi j’ai joué à Street Fighter quand j’avais 18 ans, avec des potes…
A. C. | L’idée, c’était vraiment d’arriver à aborder un monde assez opaque pour ceux qui ne connaissent pas, et le mettre à portée de tout le monde, et pour ça c’est mieux d’être néophyte. Si tu connais trop bien le truc, forcément tu vas sauter des étapes. En même temps, on avait aussi le souci d’intéresser les gamers en allant dans le quotidien des meilleurs du monde, qui expliquent leurs difficultés, leurs angoisses… L’approche n’était finalement pas hyper gaming mais peut-être plus sociétale, plus humaine.
Humaniser le monde du pro gaming, finalement.
R. L. | C’était pas forcément l’idée de départ, mais c’est ce qui nous est venu en rencontrant les joueurs. On s’est rendu compte que c’était pas juste des mecs qui jouaient à la console. Ce sont des gars qui sont toujours sur la brèche…
A. C. | … via la précarité que ça implique, notamment à cause des multiples mises à jour du jeu, via l’entraînement (extrême pour certains et plus irrégulier pour d’autres), via un rythme de vie dingue avec des voyages aux quatre coins du monde toutes les semaines. Bref, un envers du décor qui est à la fois excitant et un peu flippant.
On découvre des relations parfois étonnantes entre les joueurs et le jeu, à l’image de la légende japonaise Daigo qui parle de “transcendance” en parlant de Ryu…
A. C. | On en a été les premiers surpris ! Daigo nous fait une tirade sur Ryu, qu’on découvre d’ailleurs plus tard au montage faute de traduction instantanée, où il nous explique qu’il y a une vraie symbiose entre son personnage et lui, et que s’il a envie d’être meilleur dans la vie, c’est parce qu’il a appris à devoir être meilleur avec Ryu, car il lui pose des problèmes…
R. L. | Bizarrement, je pensais vraiment que ce rapport-là existait chez tous les mecs. Je pensais qu’il y avait vraiment beaucoup plus de rapport symbiotique avec l’avatar… et en fait non.
Ces mecs-là, c’est la vieille garde, du coup ?
R. L. | Oui, parce que dans cette nouvelle version du jeu, c’est très compliqué de jouer avec un seul personnage. Tu te mets en danger. Aujourd’hui, normalement, tu changes de perso en fonction de ton adversaire [le counter picking, ndlr], mais eux ne le font pas, et c’est old school.
A. C. | C’est aussi une manière d’appréhender le jeu qui était plus en vogue avant. Ces mecs viennent d’une autre ère, où tu “stickais” à ton personnage et tu le lâchais pas. Les plus jeunes sont moins comme ça. D’un autre côté, les joueurs nous disent que si rien ne bouge, on s’ennuie, donc ces mises à jour sont nécessaires. Il y a quand même une volonté de Capcom de toujours mettre de la nouveauté, de faire émerger des personnages et des joueurs, de bouleverser la hiérarchie, de les obliger à se réinventer, de changer de perso, de techniques…
R. L. | J’ai surtout eu l’impression que Capcom ne tient pas compte de la volonté des pros. Ils s’adressent plus au mass market, et il y a de vraies contradictions entre les joueurs et l’évolution du jeu – ils ne sont jamais consultés, par exemple. Dans la version 5, le jeu est simplifié, et les pro gamers perdent en personnalité : il n’y a plus de combos impossibles à faire, tout le monde peut faire les mêmes trucs !
A. C. | Et si tu vérifies sur Twitter cinq minutes, tu verras qu’en majorité, les pros n’aiment pas trop Street Fighter V. Mais ils n’ont pas le choix.
R.L. | Ce qui était intéressant dans le film, c’est ce moment charnière, où l’on arrive à la fin d’une ère et le début d’une autre. Le jeu risque d’évoluer, d’ailleurs, c’est pas dit qu’il reste pourri ad vitam !
“Il ne faut pas s’entraîner comme un bourrin, mais avec intelligence”
Avant, dans l’e-sport, il y avait peu d’argent et une certaine élite de joueurs qui parvenait à en vivre… Avec Street Fighter V, arrive-t-on dans une ère où il y aura beaucoup plus de fric, mais réparti entre beaucoup plus de joueurs ?
A. C. | C’est hyper dur à dire. Par exemple, au milieu du documentaire, un type est arrivé, Punk, et a gagné trois-quatre tournois d’affilée – donc aujourd’hui, techniquement, c’est le meilleur au monde. Mais peut-être que dans trois mois, il n’existera plus. On est complètement dans le règne de l’éphémère.
Du coup, le gamer de demain devra être un personnage au-delà de l’écran…
A. C. | Moi j’ai eu l’impression d’une sorte de catch, en fait… sans le côté fake. Ils sont vraiment dans la compétition, contrairement aux catcheurs, mais il y a ce côté où l’on va plus loin que le jeu, on se marre avec tout ça et l’on crée quelque chose de plus grand que notre partie.
R. L. | Et d’autre part, les joueurs sont vraiment en train de saisir le changement d’époque. L’e-sport est en train d’exploser, d’être sur-médiatisé, et ils sont obligés d’avancer avec ça. Mais à la base c’est quand même des nerds, les mecs…
Est-ce qu’il faut encore être un super nerd pour y arriver, du coup ?
A. C. | Ils nous disaient tous “c’est du pierre-feuilles-ciseaux”. Mais là où ils exagèrent, c’est qu’il y a une base technique nécessaire à avoir, et ce sont des mois et des mois d’entraînement. Cela dit, c’est pas comme au foot, où tu dois jouer depuis que t’as 8 ans. Ensuite, une fois que t’as la technique, la différence va se faire sur ce qu’ils appellent le “mind gaming” : connaître ton adversaire, anticiper ses coups… être beaucoup plus dans la psychologie. Ils ont tous des notes sur les uns et les autres.
C’est quoi le portrait-robot du bon gamer, du coup ?
A. C. | Il faut être hyper résilient. S’avoir s’adapter et voir sur le long terme – comprendre que perdre aujourd’hui ne signifie pas forcément perdre demain et inversement. Être hyper fort mentalement, hyper calme – d’ailleurs il n’y a presque jamais d’explosions de joie, les joueurs sont totalement focalisés sur leurs objectifs. Être passionné à la base, pour acquérir la base technique… Et l’une des différences majeures entre les gamers et pro gamers, selon Luffy (l’un des joueurs pros du documentaire), c’est l’entraînement : il ne faut pas s’entraîner comme un bourrin, mais avec intelligence. Il y a quand même une grande part de réflexion sur comment tu t’entraînes, c’est hyper stratégique.
Donc je dirais réflexion, persévérance, calme, travail… et résistance. Physiquement, c’est hyper dur. C’est du 9 heures-minuit, avec le jetlag… Un autre truc hyper étonnant, c’est que pour le moment il n’y a aucun coach, aucun conseiller, ils sont hyper accessibles.
Qu’est-ce que vous avez constaté sur l’évolution de l’économie de l’e-sport, concrètement ?
A. C. | En gros, t’as 50 mecs qui gagnent leur vie (80 % de leurs revenus viennent du sponsoring), certains sont juste défrayés, d’autres sont payés, puis t’as les cash prizes. Ça commence à devenir costaud, mais ça n’a encore rien à voir avec les cash prizes de League of legends.
Donc Street Fighter reste encore un jeu de seconde zone dans le pro gaming.
A. C. | Par rapport à League of legends, oui. Ça rassemble beaucoup moins de monde (même si quand t’arrives à Los Angeles et que tu vois 10 000 personnes, ça surprend). À mon avis, on y vient. Ce qu’on a constaté sur l’économie, c’est que les cash prizes augmentent, que c’est de plus en plus organisé.
En fait, ce qui arrive dans l’e-sport rappelle un peu ce qui est arrivé aux sports extrêmes dans les années 1990, ce moment de transition où un monde à peu près autogéré a vu la thune arriver en masse…
A. C. | Oui, j’ai l’impression qu’on en est un peu là, et même les mecs commencent à se rendre compte que ça change autour d’eux. Mais si tout ça peut paraître évident à ceux qui côtoient ce monde, c’est pas le cas pour le grand public : quand on expliquait notre film à des gens, ils nous regardaient avec des grands yeux en nous demandant pourquoi on faisait ça, qu’est-ce que c’était que ce truc chelou… et quand ils voient des images avec 10 000 personnes, ils hallucinent complètement. Donc il y a encore énormément de chemin à faire pour que ça tombe sous le sens qu’on peut gagner sa vie en jouant, en étant bon, et que bientôt ce sera aussi important que le sport traditionnel. C’est vraiment pas évident pour 99 % des gens.
Vous pensez que des mecs de 18 ans peuvent aujourd’hui envisager sérieusement le pro gaming comme une carrière ?
A. C. | Carrément…
R. L. | …mais c’est un pari !
A. C. | Contrairement aux anciens, les jeunes ont une approche très efficace du truc. Pour gagner, on doit faire ci, on doit faire ça… On n’est pas dans une démarche de compréhension intime du jeu, à mon avis il y a vraiment une approche “gagne”. Mais nous, on ne cherchait pas à les juger : s’ils n’ont pas envie de passer 18 heures sur 24 à jouer, mais de jouer de manière plus intelligente, tant mieux pour eux. Est-ce que c’est plus con ? Quelque part, c’est peut-être moins “honorable”, mais est-ce que c’est gênant ? En tant que personne extérieure, ça ne me choque pas. Ils sont quand même là pour se faire de l’argent, vite. C’est encore une passion, mais le côté “thunes” est hyper présent. Dans les années 1990, très clairement, tu ne jouais pas pour la thune.
R. L. | Ça reste quand même un monde qui n’est pas évident.
Ça vous a donné envie de vous y (re)mettre ?
R.L | Pas à ce niveau-là, en tout cas.
A. C. | Bah moi je te l’ai dit, je me suis racheté une Playstation en cours de route, donc franchement oui. Ça m’a rappelé l’existence de ça, en fait. Ça a réactivé un truc. Mais j’ai même pas acheté Street Fighter !