La directive sur le secret des affaires, adoptée par le Parlement européen, fait couler beaucoup d’encre. Mais au fait, pourquoi ? On vous explique.
À une écrasante majorité, la directive sur le secret des affaires a été adoptée, jeudi 14 avril, par le Parlement européen : 503 pour, 131 contre, 18 abstentions. Alors que cet acte juridique aurait pu passer (presque) inaperçu en temps normal, il trouve un écho avec les “Panama Papers” et leurs révélations sur le monde secret de la finance internationale.
Dans une vidéo sur Facebook, qui totalise 7 millions de vues et plus de 130 000 partages vendredi en fin d’après-midi, la chroniqueuse de France Inter s’érige contre cette directive.
Même si le sujet est technique, il est fondamental car il pose la question, notamment, de la protection des lanceurs d’alerte et des journalistes d’investigation. Ca vous paraît flou ? On vous dit tout.
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Le secret des affaires, c’est quoi ?
Le texte qui a reçu le feu vert du Conseil européen propose de défendre les entreprises vulnérables de l’UE contre le vol de données – typiquement, l’espionnage économique et industriel. C’est une “directive”, c’est-à-dire que les États membres devront la transposer dans leurs propres textes de loi.
Cette directive garantit qu’en cas de vol, d’acquisition ou d’utilisation “illégale” d’informations confidentielles, une société aura davantage de moyens juridiques pour faire face à ceux qu’elle accuse de fouiner dans ses données. Un peu comme ce qu’appliquent déjà le Japon, la Chine ou les États-Unis. D’ailleurs le Parti populaire européen (PPE), porteur principal du texte, justifie ce bouclier : il rappelle qu’en 2013 une entreprise de l’UE sur quatre avait fait état d’au moins un cas de vol d’informations (contre 18 % en 2012).
Qui défend cette directive ?
C’est justement le PPE, le grand parti des droites européennes, qui est le plus grand soutien du texte. Il a même été initié à la fin 2013 par un Français, ministre sous Mitterrand, Chirac et Sarkozy : Michel Barnier, commissaire européen jusqu’en 2014 et membre du parti Les Républicains. Mais les sociaux-démocrates aussi ont largement voté en faveur de la directive du secret des affaires.
Dans l’hémicycle, c’est l’eurodéputée Constance le Grip, successeure de Barnier dans son fauteuil d’eurodéputé, qui a ferraillé pour faire passer cette directive, en qualité de rapporteuse de celle-ci. Au Parlement, elle plaidait :
“Lutter contre l’espionnage économique et industriel, le pillage dont sont victimes nos entreprises européennes, protéger notre innovation et notre recherche, défendre notre compétitivité européenne, tels sont les principaux objectifs.”
Que dit l’opposition ?
Opposés à la directive, les partis Verts européens ont fait entendre leur principale critique : ce texte permet aux entreprises d’attaquer plus facilement journalistes et lanceurs d’alerte. Le Belge Philippe Lamberts, coprésident du groupe Verts-ALE estime que “c’est un signal complètement erroné de la part de cette assemblée d’adopter dix jours après les révélations des ‘Panama Papers’ un texte qui de facto va rendre plus difficile la tâche des lanceurs d’alerte et des journaux”. Il ajoute que cette directive européenne “fait porter la charge de la preuve sur les lanceurs d’alerte et pas sur les entreprises”.
D’après le groupe Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE-NGL), auquel appartiennent des partis à tendance antilibérale comme le Parti de gauche en France, cette directive ne va faire que renforcer l’opacité des grandes entreprises, au détriment de l’information et sans aider les PME :
“Ce texte ne bénéficiera justement qu’aux grands groupes désirant utiliser les secrets d’affaires pour contourner les législations et garde-fous sanitaires et sociaux mis en place par les États membres. Les artisans, les PME n’ont en réalité rien à y gagner.”
Pourquoi est-ce “une arme de dissuasion contre les curieux” ?
D’après le journaliste Richard Sénéjoux, de Télérama, sous couvert de protéger les entreprises de l’espionnage industriel, ce texte entraîne “une forme de sanctuarisation de l’information économique” et fonctionne “comme une arme de dissuasion contre les curieux”. Il prédit des procès en cascade aux journalistes et lanceurs d’alerte, car ce sont les entreprises elles-mêmes qui fixeront ce qui relève ou non du secret des affaires. Et de résumer :
“Ce sont les entreprises qui vont en quelque sorte dire le droit, le juge n’intervenant que dans un deuxième temps, après avoir été saisi.”
La Quadrature du Net fournit un exemple à l’argumentation de Richard Sénéjoux avec celui des “Panama Papers”. L’association de défense des droits explique qu’avec l’application de cette directive sur le secret des affaires, un cabinet comme Mossack Fonseca pourrait avoir les moyens d’attaquer les journalistes qui ont révélé ses documents internes.
La directive va-t-elle mettre en danger les lanceurs d’alerte ?
Les porteurs du projet expliquent au contraire que la directive est supposée protéger les journalistes d’investigation contre toute poursuite judiciaire. D’après Constance Le Grip, qui s’est exprimée auprès d’Euronews, les lanceurs d’alerte ne pourront “en aucun cas être inquiétés par les termes de la directive” tant qu’ils agissent “pour la protection d’un intérêt général et public” et seront donc “exonérés, comme les journalistes”.
Pas besoin d’être expert en droit pour trouver ces termes flous. Ce qui relève des révélations des lanceurs d’alerte est sujet à interprétation. Lorsqu’on lit l’article 2, on constate que sont considérées comme secrètes des informations qui “ne sont pas généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question”… Or les secrets dévoilés par un lanceur d’alerte ne relèvent-ils pas justement d’infos auxquelles il ne devrait pas avoir accès pour mieux les dénoncer ?
Mobilisé contre ce texte, le collectif “Informer n’est pas un délit”, constitué de journalistes d’investigation, ne considère pas que cette directive protège ses pairs. Au contraire, il enfonce le clou :
“La définition de ce qui relève ou non du secret des affaires reste bien trop large et toujours à l’initiative de l’entreprise. Pouvoir dénoncer des choses ‘illégales’ mais pas ‘légales’ nous fait aussi bondir : dans ce cas-là, il n’y a pas de scandale Luxleaks ou Panama Papers. C’est très grave !”
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Le texte se trompe-t-il de cible ?
C’est là que Nicole Ferroni intervient. La comédienne et chroniqueuse à France Inter s’adresse directement à Constance Le Grip dans une vidéo sur Facebook qui totalise 6 millions de vues et plus de 130 000 partages à l’heure où nous écrivons ces lignes (oui, c’est beaucoup).
Elle accuse l’eurodéputée PPE de s’être fait “lobbytomiser” et de faire diversion en axant son discours sur la défense des PME. Elle rappelle que le secret des affaires, c’est justement ce qui permet à Monsanto de ne pas publier les études toxicologiques du glyphosate, principal agent actif du fameux Roundup – et surtout pesticide classé depuis mars 2015 parmi les substances cancérogènes “probables” par le Centre international de recherche sur le cancer. Elle résume :
“Votre loi permet à Monsanto non seulement de garder le secret, mais en plus de nous attaquer si on dévoile les données comme quoi le glyphosate est vraiment cancérogène.”