Jugés pour “violences, menaces et outrages présumés” contre des policiers et gendarmes lors d’un récent rassemblement, à Beaumont-sur-Oise, en marge de la mort de leur frère Adama, Bagui et Youssouf Traoré ont été condamnés à de la prison ferme, en plus d’une interdiction de séjour de deux ans dans la commune du Val-d’Oise pour le premier. Une décision de justice rendue sans preuves formelles, nouvelle étape dans une affaire ahurissante.
À voir aussi sur Konbini
Ils se rassemblaient, autour de leur famille et de leurs proches, pour protester le 17 novembre dernier dans le quartier de Boyenval à Beaumont-sur-Oise. Bagui et Youssouf, les deux frères du regretté Adama Traoré, viennent d’être condamnés à respectivement huit mois de prison ferme et six mois de prison avec sursis dont trois ferme, en plus de deux ans d’interdiction de séjour dans la commune du Val-d’Oise pour le premier, pour “violences, menaces et outrages présumés” à l’encontre de cinq policiers et trois gendarmes… dont les témoignages ont été entendus et reçus par la justice, sans preuves formelles.
Une affaire ahurissante.
Les faits
C’est l’histoire de deux frères, Bagui et Youssouf, qui comparaissaient ce mercredi 14 décembre devant le tribunal correctionnel de Pontoise. Pourquoi étaient-ils là ? Retour sur les faits, qui se sont déroulés le 17 novembre dernier…
Ce jour-là, la famille et les proches d’Adama Traoré, décédé le 19 juillet 2016, dans des circonstances encore floues, lors d’une interpellation par la gendarmerie, se réunissaient à Beaumont-sur-Oise pour protester. Contre quoi ? Tout d’abord contre la justice, face à laquelle toute une famille se bat depuis des mois. Ensuite, contre une bien bête histoire : la maire de la commune, Nathalie Groux (UDI), souhaitait porter plainte pour diffamation contre la sœur d’Adama, Assa Traoré, plus qu’engagée par la parole, pour faire éclater la vérité sur les circonstances du décès de son frère. Le conseil municipal de Beaumont-sur-Oise se réunit alors pour discuter de la prise en charge, par la ville, des frais de justice de la maire. Nous sommes le 17 novembre.
Dans le même temps, la famille, dont la mère d’Adama, sa sœur, ses frères et de nombreux soutiens sont présents sur place pour faire entendre leurs voix, dans le calme. Autour d’eux, un important dispositif de sécurité est mis en place, composé de cinq policiers municipaux dont deux maîtres-chiens, et une trentaine de gendarmes. La situation se tend, dégénère, les policiers tirent du gaz lacrymogènes.
Voici les faits comme rapportés par Assa Traoré et relayés par le site Clique :
“Lorsque nous sommes repartis à Boyenval où nous avons fait face à une expédition punitive d’une centaine de gendarmes concentrés dans le quartier. J’étais présente, j’étais avec ces jeunes, ces habitants, je leur ai demandé de se mettre à l’arrière, de ne surtout pas bouger. Ils ont levé les mains. […] La cinquantaine de gendarme a chargé, ils ont tabassé, humilié les jeunes. Ils étaient sur le toit armés de flashball. C’était horrible à voir.”
Ils sont appuyés par cette vidéo :
Incroyable cette expédition punitive dans le quartier de la famille d'Adama Traoré où les gendarmes sont venus charger les habitants pic.twitter.com/zcisHMT4cd
— Widad.K (@widadk) 18 novembre 2016
Pour le reste, la parole était, ce mercredi 14 décembre, aux policiers et gendarmes, portée par leurs avocats lors du procès des deux frères d’Adama Traoré.
“Je n’ai rien fait de tout ça, c’est un complot !”
Bagui Traoré, lui, s’est défendu : “La voiture qui m’a arrêté, c’est la voiture qui a assassiné mon frère.” Mais très rapidement, il est interdit de faire allusion à la mort d’Adama Traoré ; il s’agit ici de condamner Bagui et Youssouf Traoré pour leur violence envers les forces de l’ordre, que ces derniers racontent au terme de dix heures d’audience.
Ce qui est reproché à Bagui Traoré : selon le témoignage des policiers, le jeune homme de 25 ans aurait porté un coup de poing au visage d’une policière municipale, et proféré des insultes à son encontre et celle de ses collègues, en marge du fameux conseil municipal qui devait se tenir à Beaumont-sur-Oise.
“C’est faux, je n’ai rien fait de tout ça, c’est un complot !”
Cette phrase, Bagui la répète, plusieurs fois. Et d’ajouter, bagues aux doigts : “Si j’avais mis un coup de poing à la policière municipale, elle n’aurait plus de tête.”
Youssouf, son frère de 22 ans, était présent au rassemblement pour accompagner et soutenir sa mère : jugé pour outrages et menaces à agents, il sort libre du tribunal, mais se retrouve condamné à six mois de prison avec sursis dont trois mois ferme, en attendant de passer devant la Juge de l’application des peines dans les semaines à venir.
La justice est moins tendre avec son aîné. Bagui, dont la justice a relevé le casier judiciaire comportant 12 condamnations, entre vols et extorsions avec violences commis par le passé, écope de huit mois de prison ferme, assortis d’une interdiction de séjour de deux ans dans cette petite ville de grande banlieue parisienne où vit une grande partie du clan Traoré. Bagui Traoré est maintenu en détention après qu’un mandat de dépot lui a été décerné. Les deux frères devront par ailleurs verser 7 390 euros de dommages et intérêts aux gendarmes et policiers municipaux.
Pas de preuves pour “une enquête bidon”
Et pourtant… alors que le tribunal tente, durant de longues heures, de reconstituer les faits dans le détail, aucune preuve concrète ne les montre. C’est sur la seule parole des policiers et gendarmes que la justice se base, en plus de deux vidéos réalisées lors des débordements. Deux documents exploités durant l’enquête, qui n’identifient pas formellement Bagui et Youssouf Traoré. Seuls des recoupements avec les témoignages des policiers et gendarmes ont permis d’accuser les deux frères.
La justice désigne d’abord la “coiffure atypique” de Youssouf, selon les mots de la présidente, une coiffe afro qui aurait permis de l’identifier, comme le note le Bondy Blog. Le site d’info, dont des journalistes étaient présents à l’audience, raconte l’échange :
“‘Ce soir-là, vous êtes bien venu sur les lieux à la mairie ?’ lui demande alors la présidente. Réponse affirmative. ‘Qu’est-ce que vous êtes venus faire ?’ poursuit-elle. ‘Soutenir notre sœur. Pas pour foutre le bordel’, répond Bagui Traoré. Il assure que ‘tout a commencé quand la policière a mis un coup de gazeuse’. Du gaz qu’il a d’ailleurs reçu avec d’autres . ‘Bagui Traoré a été gazé à 15 centimètres du visage, c’est totalement interdit, souligne son avocate. C’est lui la victime dans l’affaire.’ Des faits confirmés par le petit frère, Youssouf, qui comparaît pour outrages et menaces. ‘Vous aviez la même coiffure atypique’, indique la présidente à Youssouf. Ce dernier a les cheveux afro, ‘des petits bouchons’, précisera son avocate. Bagui et Youssouf Traoré ont été identifiés à l’issue d’une enquête menée par la gendarmerie. Cette enquête est notamment basée sur deux vidéos tournées ce soir-là, l’une avec une GoPro, l’autre diffusée sur Facebook. Mais les images sont de mauvaise qualité et ne permettent pas de distinguer les visages, rapporte la présidente.”
Un autre sujet qui fait débat pour l’identification, comme le souligne le Bondy Blog, c’est la couleur de la veste de Bagui : “Si le seul moyen de reconnaître Bagui pour l’incriminer, c’est la couleur de sa veste, c’est grave”, a ainsi asséné Me Noémie Saidi-Cottier, avocate des frères Traoré.
C’est là que la défense souligne de nombreuses “contradictions” dans le dossier. Que ce soit les témoins ou la victime elle-même, tout le monde reconnaît ne pas avoir vu l’auteur du coup de poing. Le gaz lacrymogène dont elle a fait usage empêchait la policière de voir si c’était bien Bagui qui se tenait face à elle.
Me Yassine Bouzrou, également avocat des frères d’Adama Traoré, dénonce dans sa plaidoirie “une enquête bidon, pourrie, uniquement à charge”. “C’est ce que j’appelle instrumentaliser un système judiciaire avec une enquête pourrie”, ajoute-t-il. Sa consœur, Me Noémie Sadi-Cottier, rappelle que le doute doit bénéficier aux accusés. “D’une montagne on accouche d’une souris… Il n’y a rien de tangible, pas d’éléments matériels.” Ce qu’il reste à faire pour les deux avocats : discuter avec leurs clients de l’éventualité de faire appel.
“Honte de cette justice”
À la sortie de l’audience, Assa Traoré, toujours présente, utilise une nouvelle fois des mots forts :
“J’ai vraiment honte, honte, mais honte de cette justice, de la justice de mon pays. Depuis le 19 juillet dernier, on essaie de détruire notre cellule familiale. Et ce soir, on en a encore la preuve.”
De la prison ferme et une interdiction de séjourner sur le territoire dans lequel Bagui Traoré a vécu et grandi, dans lequel sa famille habite et où, non loin de là, sont petit frère est mort sous les yeux et dans les bras des policiers… Si justice a été rendue pour Bagui et Youssouf Traoré, elle n’a toujours pas été faite pour leur petit frère, dont l’évocation du cas a été au possible évitée pendant ce procès.
À moins que ces rebondissements, tristement provoqués et enclenchés, n’étouffent un peu plus l’affaire Adama Traoré, dont le dossier aux éléments, déclarations et preuves ambigus est passé de la main d’un procureur à une autre, sous le silence politique – plus de détails à travers les liens plus bas. Adama, dont la dernière autopsie écarte la thèse de l’incident cardiaque et valide la mort par asphyxie par compression de la cage thoracique, “est mort dans les mains de la République“, dénonçait sa sœur, Assa, engagée à rétablir la vérité. Le combat risque d’être long, très long, voire sans fin.
L’affaire depuis son commencement :