Pas de téléphone. Dès l’entrée dans le Trianon, cette règle numéro un est érigée comme le seul interdit du spectacle de Dave Chappelle. Car Dave est impitoyable, tout est passé à la moulinette, tout est offensant, exposé au vitriol lyrical. Mais en même temps, le discours est ouvert, éternellement en mouvement. Et surtout, foncièrement drôle. Donc pas de téléphone.
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On nous propose des petites pochettes à l’entrée pour loger nos objets connectés. Fermées dès notre entrée dans la salle, elles seront rouvertes uniquement à la fin du spectacle, quand Dave sera déjà loin, sans selfie flou ou vidéo volée sortie du contexte. Dave Chappelle tient à son moment privilégié avec le public. Et à sa liberté d’expression aussi, unique et sans filtre.
Le roi du stand-up est de passage dans la capitale française lors d’une tournée mondiale qui l’a déjà emmené à Manille, Londres et Berlin. Dans un Trianon déjà électrique, DJ Trauma joue quelques classiques hip-hop old school, d'”Apache” d’Incredible Bongo Band à “It’s Just Begun” de Jimmy Castor Bunch. Comme dans un vrai warm-up, le DJ remonte le temps pour finir sur des tubes de Drake avant d’arranger la foule pour l’arrivée du maître de cérémonie : Cipha Sounds.
Et là, c’est déjà une première surprise qui nous attend. Comme il le rappelle plusieurs fois au cours du show, Cipha Sounds est très connu à New York. C’est un animateur de radio précurseur qui a officié sur la station de référence HOT97 pendant 17 ans. Il est aussi DJ et découvreur de nouveaux artistes par la même occasion. C’est une pointure en musique rap. Et donc aussi un humoriste depuis que Dave Chappelle lui a dit un jour qu’il avait le talent pour. En effet, Dave a poussé Cipha à écrire ses propres vannes alors qu’il était DJ dans le fameux Chappelle’s Show de 2003 à 2006. Le show qui a tout lancé.
Dave Chappelle dans le film Half Baked en 1998.
Cette émission à sketches sur Comedy Central est un point d’entrée très important dans la carrière de Dave Chappelle. Après une petite carrière au cinéma avec notamment un premier rôle dans Half Baked (Les Fumistes en français) en 1998, ce show hebdomadaire va devenir une plateforme incroyable pour relier les deux passions de Dave : la comédie et la musique.
Dave va devenir le catalyseur d’un pan particulier du rap, poussant notamment Mos Def, Talib Kweli, De La Soul, Common et surtout Kanye West, qui fera sa première apparition à la télévision américaine alors qu’il est en pleine ascension en 2004.
Le live du morceau “The Food” de Common et Kanye reste un classique indémodable. Common l’avait d’ailleurs placé tel quel dans son album Be, car la version studio n’a jamais été aussi bonne que cette prestation sur le plateau de Dave Chappelle. Cet esprit musical fort se retrouve aussi dans le film de Michel Gondry, Dave Chappelle’s Block Party, sorti en 2005 avec The Roots, Erykah Badu, Black Star, Common, Kanye… Un all-stars incroyable. Dave Chappelle est leur champion, celui d’une communauté afro-américaine engagée, mais qui sait aussi que l’humour et le divertissement sont ses meilleures armes. C’est la même communauté qui va soutenir Barack Obama en 2008. Le Dave Chappelle de 2004 résume une époque épique.
En deux saisons et demie seulement, le Chappelle’s Show va offrir le monde entier à Dave. Le succès, l’argent, la renommée. Et aussi une certaine malédiction. En 2004, en plein milieu d’un stand-up à Sacramento, Dave quitte la scène, exténué par les demandes uniques de sketches tirés du show télévisé, dont le fameux : “I’m Rick James, bitch !” Après un long moment, Dave revient et déclare :
“Vous savez pourquoi mon show est si bon ? Parce que les dirigeants de la chaîne n’arrêtent pas de me dire que vous n’êtes pas assez intelligents pour capter ce que je fais et chaque jour, je me bats pour vous. Je leur vante chaque jour votre intelligence. Mais il s’avère que je me suis trompé. Vous êtes stupides.”
Alors que la troisième saison est en plein développement, Dave quitte la production et disparaît des radars pendant plusieurs mois, tournant le dos à un contrat de 50 millions de dollars avec Comedy Central. Le plus important pour Dave Chappelle, c’est la comédie pure, le stand-up. Et son show télé détruit ce moment unique improvisé avec le public, cette relation privilégiée en face-à-face. Donc Dave disparaît, il prend son temps, il digère. Et traverse un peu le désert.
Au final, quand on voit Cipha Sounds sur la scène du Trianon présenter l’ensemble du spectacle en 2010, une boucle temporelle se fait avec l’esprit du Chappelle’s Show. C’était il y a 15 ans mais c’est aussi tout prêt. Et les vannes sont toujours drôles. Après un bon passage trash d’Ashley Barnhill, Mo Amer finit de chauffer la salle.
Sa prestation est électrique, jouant sur les clichés sur les musulmans à travers le monde, à la hauteur de ce qu’on a pu voir dans la série Ramy qu’on a adorée et ainsi que dans son très bon special sur Netflix nommé Vagabond. DJ Trauma revient une dernière fois, l’audience se lève et le boss arrive, nonchalant, une clope au bec et une bière à la main. Dave Chappelle est là.
Et il attaque directement sur ses sujets disruptifs préférés, ses vannes clivantes, son poil à gratter. Depuis quelques spectacles, Dave Chappelle discute largement de la place des transsexuels dans la société. Bien sûr, ses propos sont ouvertement provocateurs et il fait exprès de commencer directement le spectacle sur ce thème, aimant au mauvais buzz auprès de la presse et des critiques du monde entier.
Illustration par Sara Bentot
Dave considère la comédie comme une vraie communauté, un art unique où tout peut être offensant mais personne ne doit être offensé. Ainsi, il commence sur des généralités, sur la communauté transsexuelle par exemple, puis se concentre sur un cas particulier : une amie transsexuelle qui voulait se lancer dans le stand-up et qu’il a soutenue pour son talent et sa vision. Quand il raconte cette histoire inclusive et personnelle, Dave Chappelle est impossible à résumer. Il a toutes ses contradictions visibles.
Et le grand talent de Dave Chappelle réside là : garder un ton politiquement incorrect dans une société en crise où tout le monde est à cran. Il alterne blague hard-core et explication sociale ouverte avec une écriture ciselée et un tempo unique. Sorti du contexte, tout peut être attaquable mais, dans son ensemble, le show est une véritable discussion avec les états d’âme très humains de Dave Chappelle. Un seul jugement : le rire.
Rien n’est figé ou arrêté, tout évolue au sein du spectacle et même d’un spectacle à l’autre. Dave est comme tout le monde, il surjoue ses qualités. Mais l’honnêteté de sa comédie lui amène à accepter ses défauts. Il tape fort puis il explique de façon pédagogique où va son discours, la différence entre ses blagues et ce qu’il pense vraiment. Parce que très souvent, les vrais propos ne sont pas drôles. En se moquant de tous, Dave Chappelle inclut le monde entier dans sa vision. Et lui aussi, le ridicule ne tue pas. Au final, le rire contrit devient libéré.
Au Trianon comme à chaque fois, le spectacle est unique car il laisse une grande place à l’improvisation et aux questions-réponses avec le public. Les sujets abordent largement la sexualité, la politique américaine, la tromperie, la condition des afro-américains (même quand ils sont riches), le scandale R-Kelly, Balance ton porc… Dave Chappelle répond même à ses spectacles précédents sur Netflix, parfois se contredisant, démontrant que la comédie est un éternel recommencement, une discussion continue.
En 2016, Dave Chappelle a signé un contrat avec Netflix de 20 millions de dollars par special. Il en a déjà réalisé cinq. Deux fois le contrat du Chappelle’s Show qu’il avait décliné en 2006. En 2019, il obtient le prestigieux prix Mark Twain de l’humour américain, 21 ans après son modèle Richard Pryor. Et pour son discours de remerciements, il insistera longtemps sur la liberté d’expression, le premier amendement de la constitution américaine.
Dave Chappelle est le meilleur humoriste actuel car il a réussi à rémunérer son intransigeance, sa liberté, sa rigueur et son équilibre. Sans aucune concession. Et toujours aucun téléphone.