Souvent associé à différents genres musicaux, le cannabis est même pour certains devenu nécessaire pour entretenir une image rondement “marketée” et rester attractif auprès du public. Pourtant, à l’origine, fumer de l’herbe n’était pas seulement un outil issu d’une sorte de packaging commercial mais tenait davantage d’une pratique intimement liée à l’histoire de la musique
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Que ce soit pour des motifs politiques ou pour une simple question d’inspiration et d’ouverture d’esprit, la weed accompagne la musique depuis des décennies. Mais comment se fait-il qu’elle entretienne un rapport à ce point privilégié avec le quatrième art ? Un véritable héritage culturel que Fab Five Freddy, le mythique street-artiste américain et ancien animateur sur MTV, a décidé de narrer dans un très bon documentaire, Grass Is Greener, disponible sur Netflix depuis le 20 avril.
On y apprend que tout débute avec l’arrivée d’un genre musical révolutionnaire dans la ville de la Nouvelle-Orléans au début du 20e siècle : le jazz. À l’époque, le cannabis est quasi exclusivement consommé par les minorités du sud du pays de l’Oncle Sam, c’est-à-dire les communautés afro-américaines et mexicaines.
Jazz and Jive
Les artistes noirs de ce style émergent s’en servent pour trouver l’inspiration, mais aussi pour améliorer leur façon de jouer de leurs instruments. Une fois stone, le temps se ralentit et la marijuana permet de jouer plus librement, offrant de meilleures sensations aux musiciens. Elle devient même pour la première fois un thème à part entière de chansons, comme en témoigne le titre “The Reefer Man” de Cab Calloway au tout début des années 1930.
Très rapidement, l’herbe se répand comme une traînée de poudre dans les clubs de jazz. Des pionniers tels que Fats Waller ou Duke Ellington n’hésitent pas à en parler dans leurs morceaux, avec leur propre argot pour évoquer la plante verte : “jive”, “pot”, “reefer” ou encore “grass”.
Le jazz continue de gagner en popularité, et se développe (notamment à New-York, où les artistes qui deviendront légendaires fourmillent) au point que certains Blancs s’y intéressent de très près et commencent à se rendre dans les clubs de jazz. Louis Armstrong, figure emblématique du jazz et légende de la musique, était un gros consommateur de beuh : il a fumé au moins un joint chaque jour de sa vie. Il fut l’un des premiers militants notables en faveur d’un usage récréatif.
Silence, ça pousse !
Seulement, le climat social de l’époque est particulièrement xénophobe. Il s’agit peut-être d’une des périodes les plus sombres de la vaste histoire des États-Unis. Les divers dirigeants affichent une grande méconnaissance du produit lui-même, et préfèrent estimer que la beuh n’est qu’un moyen pour séduire les jeunes Blanches dans les clubs de jazz. La weed commence à être interdite dans plusieurs États jusqu’à ce que la loi de 1937 – qui en fait un stupéfiant de premier plan – ne soit adoptée.
Cette répression, les Américains la doivent à un homme : Harry J. Anslinger. Commissaire aux narcotiques du département du Trésor Américain, Anslinger est un raciste notoire qui décide de mener une vraie guerre contre le cannabis. Une mesure politique, fondée sur des principes clairement et ouvertement racistes, qui va déclencher une réelle propagande contre la plante verte, notamment par le biais des médias, avec des parutions régulières de fake news sur le sujet.
Certains articles de presse de l’époque affirment que “la folie de la marijuana” pouvait entraîner des comportements irrationnels, des meurtres suite à des crises de démence, qu’elle pousserait à se prostituer, etc… Ce qui va aboutir à son interdiction. Mais cette peur de l’inconnu va même plus loin, puisque de nombreux films des années 1930/1940 mettent en scène les dangers supposés du “jive”, comme les film Reefer Madness (1936), Assassin of Youth (1937), Devil’s Harvest (1942) ou encore She Shoulda Said “No”! (1949).
Des fleurs et du pollen
Et ce même si plusieurs études officielles (le rapport La Guardia, la commission Shafer, entre autres) démontrent que la consommation occasionnelle de cannabis n’est pas à l’origine de ces faits divers, et qu’elle est bien moins dangereuse pour la santé que l’alcool ou d’autres opiacés. Cette loi discriminante devient alors un moyen pour le gouvernement d’arrêter les Noirs et de les condamner tout en empêchant une plus grande mixité sociale grâce à la musique, qui effraie énormément à l’époque. Si l’on jette un coup d’œil attentif au sujet, l’expansion du jazz correspond à la démocratisation de la marijuana. Pourtant, le cannabis continue d’influencer le jazz. Comme, par exemple, les nombreuses références à Mezz Mezzrow, le dealer d’herbe le plus prolifique de la Grosse Pomme.
Mais cette répression montre rapidement ses limites, puisque la contre-culture, dans la lignée des revendications des musiciens de jazz, s’approprie l’usage du cannabis. En témoigne la culture Beatnik portée par des écrivains et poètes tels que Jack Kerouac, J. D. Salinger ou Allen Ginsberg, qui débouchera quelques années plus tard sur le mouvement hippie et aidera à faire accepter la marijuana. Pour la première fois, des gens de toutes couleurs fument cette drogue douce sans se cacher. Dès lors, la consommation n’est plus uniquement cantonnée à un usage récréatif visant à booster la créativité : elle acquiert un usage social. Fumer un joint devient un acte politique.
Convergence des luttes
Le gouvernement américain n’en fait pourtant qu’à sa tête et continue de se borner sur le sujet, ne se rendant pas forcément compte de la dimension sociale prise par le débat. C’est en particulier le cas du président Richard Nixon, qui va instaurer un durcissement des peines de prison pour les dealers et les consommateurs, et créer la fameuse agence de lutte contre les stupéfiants aux États-Unis : la DEA.
Mais un autre courant musical, venu tout droit d’une petite île caribéenne est en train d’exploser aux yeux du monde au même moment : le reggae. Originaire de Jamaïque, le mouvement gagne en popularité aux quatre coins du monde grâce à ses messages positifs et sa philosophie de vie, porté par des figures cultes telles que Bob Marley, Peter Tosh, Lee Scratch Perry ou Bunny Wailer. Accepté à l’international, le reggae permet d’exposer aux yeux de tous le cannabis, de le promouvoir et en quelque sorte de faire de la pédagogie sur le sujet. En Jamaïque, la beuh n’est pas qu’une drogue quelconque, mais un mode de vie à part entière.
Hip-Hop > DEA
Après des années de répression ininterrompue, c’est le hip-hop qui, dans les années 1980, va reprendre le flambeau. Alors que la cocaïne et ses différents dérivés (le crack, entre autres), au même titre que l’héroïne, font des ravages dans les rues des grandes villes, les pionniers du rap vont délivrer des messages cruciaux dans leurs textes. Plutôt que de se tourner vers les drogues dures, ils suggèrent de s’allumer un bon petit spliff, comme l’explique notamment le légendaire Grandmaster Flash dans son titre “White Lines”.
“En matière de lutte anti-drogues, le hip-hop a fait plus que les autorités”, analyse logiquement Snoop Dogg. Car comme le rappelle très justement l’une des intervenantes du documentaire, ceux qui consommaient de la cocaïne et du crack ont pu bénéficier d’aides et de programmes de soutien, car ils étaient Blancs. Tandis que les vendeurs et consommateurs de marijuana, majoritairement des Noirs, venaient remplir des prisons déjà surpeuplées. Ce que la chanson “Rock Box” de Run-DMC met également en évidence.
Dans les années 1990, le rap américain est pleinement associé à la consommation de cannabis. Les dealers les plus emblématiques de l’époque continuent de nourrir l’inspiration des rappeurs. À l’image de son aîné Mezz Mezzrow pour le jazz, Branson de Harlem devient le revendeur le plus cité dans les textes, avec pas moins de soixante-dix (!) chansons dans lesquelles il est mentionné – selon ses dires. Ce fait d’armes comprend une apparition dans le morceau “Keep Your Hands High” d’un certain The Notorious B.I.G., en compagnie de son homologue Tracey Lee.
La bédave, cet acte politique
Une culture qui va totalement s’implanter dans les foyers américains au cours des années 1990, avec l’arrivée d’artistes qui en font une revendication sociale et politique : Cypress Hill, Snoop Dogg, Method Man et Redman du Wu-Tang Clan (qui ont également participé au cultissime film How High sur le sujet). Mais aussi l’album Chronic de Dr. Dre, dont le nom provient d’un type de marijuana qu’il était très courant d’acheter auprès des revendeurs dans la rue.
La deuxième partie du documentaire est davantage consacrée aux conséquences de la répression sur la population noire. Car aujourd’hui, le pays commence à tenter de réparer les erreurs du passé – notamment les peines de prison abusives. Maintenant que la légalisation concerne la plupart des États, il est capital que cette communauté, visée par les mesures anti-cannabis depuis plus d’un demi-siècle, puisse s’approprier ce business lucratif après en avoir tant souffert. C’est en cela que les rappeurs et autres figures de la culture noire ont notamment un rôle social à jouer. Car avant de griller un joint, tout bon stoner qui se respecte devrait connaître l’histoire de ce produit et son rôle historique auprès de la musique et des communautés concernées. Aujourd’hui, plus que jamais, “Legalize It”.