C’est l’histoire d’un mot, “beurette”, qui porte la marque d’un certain regard. Zaïneb Hamdi le décortique.
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1981, la France vit un été caniculaire, particulièrement au-dessus de la banlieue de l’Est lyonnais qui subit un microclimat étouffant, fait d’explosions de violence, de crimes racistes impunis, de répression policière et de conditions sociales déplorables. Deux ans plus tard, au mois d’octobre, des habitants de la cité des Minguettes, excédés, fatigués par des politiques et une opinion publique qui ferment les yeux sur leur calvaire, prennent baluchons et vivres, débarquent à Marseille pour entamer une longue marche “contre le racisme et pour l’égalité”.
Rares sont les personnes n’ayant pas entendu parler de cette marche citoyenne, mais rares aussi sont les personnes ayant appris qu’elle fut rebaptisée contre sa volonté “Marche des Beurs” (alors qu’elle rassemblait Français et Françaises de tout horizon), écartant la portée universelle des termes “contre le racisme et pour l’égalité “, réduisant et marginalisant le mouvement à des revendications d’Arabes de la République en mal d’intégration.
Beur program says : Only 60 % of French charged, the download failed. Try again.
D’Arabe à Beur
Né du verlan, du mot Arabe (d’”A-ra-beu” à “beur-ra-a”, devenu “beur” par contraction) dont la charge péjorative devient de plus en plus palpable au début des années 1980, “Beur” est employé à toutes les sauces à la suite de la Marche. Les politiques de l’époque (sous la présidence de François Mitterrand) en font leur cheval de bataille afin d’adoucir l’intégration, d’euphémiser la charge ethnique, d’édulcorer l’origine immigrée et de calmer par la même occasion les esprits échauffés, à coup de “Beurs, nous vous avons compris !”.
Le Beur devient alors l’Arabe “intégré”, figure soluble dans la République, valorisant une France multiculturelle, multicouleurs, faite de “Black, Blanc, Beur”. Mais à revers, le Beur est l’éternel Arabe à qui il reste toujours à devenir français par un processus jamais achevé (comme Nacira Guénif Souilamas l’explique dans son article “Beurs, Beurettes, pseudo-français” publié dans la revue Ravages en 2011).
Pour la petite histoire, à la fin des années 1980, le terme vieillit mal. Devenu trop politiquement correct et employé par une élite “blanche” française, il repasse par la moulinette linguistique du verlan pour devenir “rebeu”. Une réappropriation du terme et de l’identité beur, plus en phase avec la réalité sociale de ceux qui l’emploient pour se décrire. Cet historique de la réappropriation des termes Arabe/Beur/Rebeu trouve l’un de ses innombrables miroirs dans le fameux “N-word” américain : Negro/Nigger/Nigga.
Beur, avec -ette, svp !
Le mot “Beurette” est, sémantiquement, par son suffixe -ette, l’équivalent féminin de Beur. Ce suffixe, en langue française, sous-entend plusieurs choses : d’abord une version féminine, ensuite une version infantilisée, voire un diminutif pouvant tour à tour faire pencher Beurette du côté appréciatif ou péjoratif de la balance.
Ainsi, Beur et Beurette forment ensemble les Ken et Barbie du Maghreb, et comme pour le couple de poupées blondes, c’est Beurette qui attire le plus d’intérêt, notamment pour les politiques d’intégration française…
Depuis l’époque coloniale en Algérie, la République a toujours revendiqué une libération des femmes maghrébines de leur carcan machiste imposé par leur religion et les hommes de cette communauté, coincée au bas de l’échelle de ce qui semble être une “hiérarchie des cultures” (ou l’euphémisme de l’idée de “races”). Ces femmes sont alors vues comme le principal atout pour propager les valeurs françaises. Ainsi, de manière douce, nait “Beurette”, instrument de libération sexuelle à des fins d’intégration et d’assimilation, sous couvert de combat féministe, faisant le pont et comblant le vide entre la femme française laïque et républicaine (qu’elle tente d’imiter) et la femme maghrébine voilée et soumise (dont elle doit s’éloigner). Beurette assume une sexualité hors mariage sous le prisme de cette modernité qui lui est enfin donnée.
Mais Beurette (tout comme Beur) est une invention toute blanche, et si Beur a vu sa réappropriation par la communauté française d’origine maghrébine (avec le terme “Rebeu”), Beurette est restée inchangée depuis sa naissance et porte toujours aujourd’hui les stigmates d’une sorte de femme-Frankenstein de la République.
Bien que validée par cette dernière, car devenue la signification de l’efficacité du modèle français d’intégration républicaine, elle ne l’est plus par sa communauté d’origine qui la rejette, voyant en elle une jeune femme de peu de vertu, prête à tous les échanges de partenaires possibles, attirée et hypnotisée par les sirènes et la luxure de la société de consommation occidentale, peu encline à se ranger et à fonder une vie de famille stable de femme respectable. Beurette instaure une autre trinité, aux faux airs d’évolution : “fille voilée > fille non-voilée > Beurette”. Et dans ce trio, elle est la fille perdue, paumée, le penchant hypersexualisé de la femme maghrébine, une Lilith pécheresse face à la prude Ève.
Beurette, c’est la fille que tu baises, pas celle que tu épouses !
La Mauresque à demi-nue des peintures orientalistes a quelque peu changé d’habitat, passant des tableaux de Delacroix aux hébergeurs de sites pornographiques, qui enregistrent un nombre de visites record lorsqu’une vidéo comprenant une “Beurette” est mise en ligne. Beurette est un objet, une figure orientaliste 2.0 évoluant dans un univers machiste aussi blanc que rebeu et complètement occidental. Elle possède des critères physiques et psychiques particuliers, décrit notamment dans le morceau “Les Beurettes aiment” du rappeur français El Matador :
“Beurette est maghrébine/mais les UV lui donnent un teint orangé ; Le monde à l’occidentale l’a déracinée/À la maison elle a l’air d’une fille sage/Mais c’est une fois dehors qu’elle montre son vrai visage ; Beurette trouvera un pigeon pour se marier/Experte, avec le nombre de quéquettes qu’elle a maniées/Promise à son cousin du bled, même lui l’a reniée”
Elle a ses avatars attitrés : Zahia Dehar, Nabilla Benattia et toutes ces starlettes de téléréalité d’origine maghrébine. Elle peut également être de plusieurs types, à commencer par la “Beurette à chicha”, sorte de scandaleuse préférant les coussins du bar à chicha du quartier à ceux de sa chambre de jeune femme prude. Fumant le narguilé avec autant de ferveur qu’un homme, profitant du lieu et de l’occasion pour draguer quelques énergumènes. “C’est vulgaire, une femme qui fume”, c’est ce qu’on dit.
Il y a aussi la “Beurette à Khel” ou “Beurette à Renois”, (khel signifiant, en arabe, à la fois la couleur noire que la personne de couleur) : on lui reproche de se détourner des Rebeus pour préférer les Blacks. D’ailleurs, dans cette histoire, on reproche aux Rebeus de se faire piquer leurs femmes (“Nous, on a le beurre, l’argent du Beur et toutes les Beurettes”, dixit Rohff, rappeur), on reproche aux Blacks de piquer les femmes des Rebeus (“Vous préférez les lapider, alors elles préfèrent notre coup de rein”, dixit Youssoupha, rappeur). Et elles, d’être assez stupides pour se faire prendre…
Puis il y a les vidéos de Karima, interprétées par Mohamed Ketfi (aka Jhon Rachid sur YouTube) ; beurette à chicha aux cheveux lissés et aux rêves de gloire (et de narguilé), dont le cliché exacerbé fait un personnage à la fois drôle et détestable.
Les Beurs, les Français d’origine maghrébine et moi
“Beurette” a creusé un fossé entre les jeunes femmes d’origine maghrébine et la communauté maghrébine. Et ses “grands frères”. “Beur”, puis “Rebeu” ont ouvert une différence culturelle avec les Français “de souche”, comme d’autres termes qui désignent l’autre par ses spécifications physiques et géographiques qui ne veulent plus rien dire (Maghrébins, Arabes, Africains, Noirs, Jaunes, Chinois, Ritals, etc.), puisque l’autre vit désormais ici.
Il aurait été plus simple de ne pas à la fois inclure et exclure l’autre, via un mot (Beur/Rebeu/Beurette) qui le laisse coincé dans une identité cloisonnée et essentialisée selon des critères définis par d’autres.
Il aurait été plus simple de clarifier dès le début qu’il n’y a pas d’autres, ou de “vous”, il y a juste un “nous”.
Il aurait été plus simple de laisser les filles mener leur combat de leurs propres mains, sans y placer notre grain de sel, car après tout, aujourd’hui, pas besoin d’être “Beurette” pour vivre et choisir sa propre sexualité : être une jeune femme, d’origine maghrébine ou pas, suffit.