Comment “Les Survivants” veulent nous faire croire qu’être anti-IVG, c’est cool

Comment “Les Survivants” veulent nous faire croire qu’être anti-IVG, c’est cool

Vidéos virales, site Internet chiadé, goodies et sémantique accrocheuse : le mouvement “Les Survivants” donne un coup de vernis numérique aux anti-IVG.

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Le 4 juin dernier, le parvis du Centre Pompidou a résonné des hurlements croisés de pro et anti-avortement venus s’affronter comme aux plus beaux jours du débat sur la loi Veil de janvier 1975. Au milieu de la cohue, Hugo Clément et les caméras du Petit Journal ont tenté de recueillir les témoignages de ces anti-IVG de 2016 qu’on pourrait croire perdus dans une faille spatio-temporelle.

Mais là où le mouvement Manif pour tous de 2013 avait fini par mêler le combat anti-avortement aux vociférations conservatrices de bigotes en provenance directe de l’Ouest parisien, le rassemblement du 4 juin était l’acte de naissance médiatique d’un nouveau mouvement, “Les Survivants”, qui tente de replacer un combat un peu rance dans le paysage idéologique de la génération Y.

Le divin enfant, dernier-né des mouvements de jeunes conservateurs comme les Veilleurs ou les Homen, a vu le jour en 2016 sous l’impulsion d’Emile Duport, “autour d’un café”, selon la légende (et une interview donnée à Boulevard Voltaire). Depuis le happening du 4 juin, les Survivants ont maintenant leur site web et s’activent pour répandre la bonne parole sur les réseaux sociaux, en utilisant toute la trousse à outils numériques indispensable à la communication contemporaine.

Là ou mamie collait des affiches et organisait des sit-in, les conservateurs post-modernes tweetent, vendent des tee-shirts et des goodies en ligne (ne vous précipitez pas, le Store n’est pas encore ouvert) et balancent leurs vidéos sur YouTube. Plutôt que de balayer d’un ironique eyeroll l’existence de ce mouvement, que l’on imagine -et espère- ultra-minoritaire, penchons-nous sur ses revendications et décortiquons son anatomie en restant sur le sol stable de l’argumentation factuelle. Étude de cas.

Iconographie et symbolisme

Il faut bien le reconnaître, la plateforme des Survivants, bien qu’encore en construction, est chiadée. Le mouvement s’articule très clairement autour d’un triptyque visuel aisément reproductible -la simplicité est la condition sine qua non de la viralité. La couleur verte, omniprésente, le logo minimaliste et efficace (bien qu’un peu facilement emprunté à la Gamecube) et puis ce signe de ralliement, “une main levée déployant tous les doigts sauf l’annulaire”, écrit le mouvement, comme “un doigt d’honneur adressé à la société”. Qui évoque aussi beaucoup un gang sign, et c’est toujours bon pour la street credibilité.

Dans l’une de vidéos postée par les Survivants, on verra ainsi une joyeuse bande de vingtenaires trendy s’ébattre dans les rues d’une grande métropole, heureux comme des papes dans une lumière crépusculaire,  pour aller poser un pochoir de leur signe en plein jour dans un acte de dégradation de l’espace public que n’aurait pas renié Banksy. Les moins téméraires sont invités à brandir leur annulaire replié sur leurs photos Facebook, Instagram ou Twitter pour revendiquer leur appartenance à la “guerrilla”. Oui, hashtag “guerrilla”, parce que lutter contre l’avortement en 2016 en France, dans un pays où 75% de la population se dit favorable à l’IVG, c’est plonger la tête la première dans la subversion.

Comme le Printemps français de Béatrice Bourges en 2013, les Survivants recyclent un symbolisme et un mode d’action historiquement hérités de luttes sociales nées IRL en les adaptant aux mécanismes de la viralité en ligne. Le fondateur Emile Duport définit ainsi  le mouvement comme “de l’agit prop”, pour “Département d’agitation et de propagande”, un mot emprunté au lexique du Parti communiste de l’URSS. En 2016, une profile pic ou un mème valent mieux qu’un long discours, un retweet efficace vaut bien deux heures à distribuer des tracts sous la flotte, et une “JV” –un rassemblement suivi d’une soirée dans un bar – est plus marrante qu’un bon vieux cortège gueulard.

Prestidigitation rhétorique

La communication des Survivants est bien foutue, c’est indéniable. Mais derrière la forme, que trouve-t-on comme propos ? Le kit idéologique des Survivants, détaillé tout au long du site, s’arc-boute sur une statistique réelle : il y a 800 000 naissances chaque année en France, et 220 000 avortements.  Notez bien la virgule. Selon les militants, cela fait donc de nous tous, nés après 1975 et la promulgation de la loi Veil, des “survivants”, puisque nous avions “1 chance sur 5 de ne pas naître”. La sémantique et le syllogisme utilisés sont aussi habiles qu’aberrants : l’utilisation du terme de “survivant” fait surgir implicitement l’idée de massacre, et les deux stats mises côte-à-côte peuvent nous laisser dire que oui, effectivement, on n’est pas passé loin de ne pas naître.

Mais c’est vite oublier qu’il s’agit avant tout d’un bon gros tour de bonneteau avec la logique : avoir “une chance sur cinq” de ne pas naître est un argument fallacieux, qui revient à dire que l’IVG tombe au pif sur n’importe quelle femme enceinte (la probabilité serait alors la même pour tous) et témoigne donc d’un certain manque de connaissance de la procédure (et notamment sa composante essentielle, la liberté de choix). Les Survivants eux-mêmes s’y perdent, critiquant la “loterie instaurée par l’IVG”… tout en s’insurgeant contre la “planification des naissances” . Hasard ou planification ? Faut choisir, les gars.

Deuxièmement, IVG ou pas, nous sommes déjà des “survivants”, issus du spermatozoïde vainqueur sur des millions de concurrents, ce qui nous laissait statistiquement de sacrées bonnes chances de ne pas exister. Troisièmement, l’empathie des Survivants pour leurs “frères et  sœurs” qui leur manquent tant est à géométrie variable puisqu’elle n’accorde pas un mot aux fausses couches, qui concerneraient pourtant 15% des grossesses en France – ce qui nous laisse donc une chance sur six d’y rester, et cette fois-ci le raisonnement statistique s’applique, Jésus-Marie-Joseph.

Coucou la science

Enfin, à toutes fins utiles, rappelons avant de parler de vies humaines ôtées que la loi autorise l’IVG jusqu’à 12 semaines de grossesse, période durant laquelle le cerveau de l’embryon n’est pas encore formé. L’état de conscience, niché dans le complexe thalamo-cortical, n’existe pas avant la 24e à la 28e semaine, comme le prouve une étude (parmi d’autres) du Royal College anglais des obstétriciens et gynécologues parue en 2010. Difficile donc de dire, biologiquement, que lorsqu’un avortement se décide, nous sommes… nous.

La science, justement, les Survivants la convoquent aussi, en citant allègrement le “syndrome du survivant” (Post-Abortion Survivor Syndrome, ou PASS), théorisé par le psychiatre canadien Philip Ney, professeur à l’Université de Colombie-Britannique, qui travaille sur le lien entre dépression et avortement depuis les années 90 et dont la dernière étude, menée sur 293 patients, date de 2012. Si le sujet est en soi intéressant, même le site des Survivants reconnaît que l”on ne dispose pas encore de chiffres statistiques qui montrent son ampleur en France ou dans les autres pays où l’avortement est légalisé”. Tout en faisant du “syndrome du survivant” la pierre angulaire de son discours militant. Fragile…

Apolitique, mais…

Dans la section “nos principes”, le mouvement définit trois grands axes structurels : non-violence, absence de “gourou” et “neutralité religieuse, politique et idéologique”. Néanmoins,  le mouvement possède de facto un fondateur et porte-parole, Emile Duport, la trentaine, entrepreneur numérique et ancien “directeur artistique” de la Manif pour Tous, dont le nom apparaît au bas de l’hymne. Selon Le Petit Journal, le service d’ordre de la manifestation du 4 juin aurait quant à lui été assuré par des membre affiliés au mouvement royaliste et maurrassien Action française.

De par sa position anti-IVG, sa colonne vertébrale et ses fréquentations, le mouvement des Survivants se place donc dans la lignée de la droite conservatrice française et trouve sa place dans la galaxie de groupuscules de jeunes nés dans le sillage de la Manif pour tous. On y trouve les Homen, les Veilleurs, mais aussi les Antigones anti-Femen et les Brigandes, ce truculent groupe de rock identitaire d’extrême-droite costumé. Des jeunes vingtenaires un pied solidement ancré dans leur époque et l’autre en vadrouille dans celle du siècle passé, en somme.

Pour l’anecdote, c’est au moins la seconde fois dans l’histoire récente qu’un groupe de jeunes anti-IVG nommé “les Survivants” fait parler de lui. La dernière fois, c’était en 1998, et voilà ce qu’écrivait Libération en tête d’article : “Ils ont 20 ans et s’appellent les “survivants”. Ils militent contre l’avortement mais acceptent le préservatif et jurent n’être ‘ni fachos ni cathos’. Voyage chez ces jeunes exaltés.” Dans la marmite à idées rances des réacs, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.