Pratiques frauduleuses, dissimulations, pressions sur les traders… Est-ce que L’Outsider, le premier film sur l’affaire Kerviel, est fidèle à la réalité ?
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L’Outsider, qui est sorti en salles fin juin et qui sera bientôt disponible en VOD, nous plonge dans les coulisses de “Delta One”, l’unité de traders dont faisait partie Jérôme Kerviel à la Société Générale.
Comment un jeune trader a-t-il failli faire chuter l’une des plus puissantes banques du monde ? Que se passe-t-il réellement dans l’univers impitoyable des traders et dans l’intimité des salles de marché ? Pour répondre à ces questions, nous avons fait appel à David Koubbi, l’avocat de Jérôme Kerviel.
Aucun des traders “repentis” que nous avions contacté n’a en effet eu le courage de témoigner, même de façon anonyme. Pour nous, l’avocat décrypte le premier long métrage consacré à cet énorme scandale financier.
Konbini | Au début du film, un trader se suicide devant la tour de la Société Générale après avoir été licencié. C’est conforme à la réalité ? Est-ce que les traders sont fragiles psychologiquement ?
David Koubbi | Oui. Cette fragilité psychologique existe à double titre. Il y a une culture du risque très forte à la Société Générale, ce qui induit une pression très importante sur les traders. Concernant Jérôme Kerviel, il y avait des signes qui permettaient de savoir qu’il était pris dans un engrenage. Mais “personne n’a rien vu”, nous dit-on, tant que Jérôme Kerviel faisait gagner de l’argent à la banque.
Un trader qui ne prend pas de congés, ce qui était son cas, est un trader qui ne veut pas lâcher son “book”. Le suicide représenté dans le film est bien réel. Il s’agit d’un trader qui s’appelait Luigi Casu. Il s’est suicidé car il a été accusé d’avoir provoqué des pertes à la suite d’opérations fictives, ce qui avait déclenché un contrôle et son renvoi. De telles opérations existaient donc bel et bien avant l’affaire Kerviel.
“Très bon soldat, doit apprendre à sortir des sentiers battus et à désobéir”
Dans le film, on entend souvent les expressions “faire partie des meilleurs”, “dépasser ses limites”, “sortir des sentiers battus”… Ce type de discours est-il bien réel ?
Tout à fait réel. Ces mots, beaucoup de traders de la Société Générale les entendent. Il y a une grande différence entre la théorie, qui se veut légaliste, et la pratique qui pousse les traders à aller toujours plus loin.
La phrase “doit apprendre à sortir des sentiers battus” est véridique et vient d’une évaluation de fin d’année d’un trader : “Très bon soldat, doit apprendre à sortir des sentiers battus et à désobéir.” Mais tu peux agir comme ça tant que tes supérieurs n’ont rien à te reprocher, sinon on te sabre. Le trader sera toujours le fusible en cas de problème.
L’Outsider nous fait découvrir l’existence du “carpet” (“tapis”, en français), c’est-à-dire la possibilité pour un trader de cacher une partie de ses bénéfices ou de ses pertes. C’est une pratique validée par la banque ?
Officiellement, tout le monde dira que non. Mais le fait de fabriquer un carpet, et donc de prendre des opérations fictives, c’est-à-dire une opération qui n’a pas de réalité économique est pratique courante… Le carpet existe bel et bien, et non uniquement à la Société Générale.
Jérôme Kerviel a fait en 2007 près de 45 % des résultats de la banque en trading. Et personne ne voit rien. Enfin si, mais à Hong Kong, à New York, à Amsterdam. Pas dans les tours de la Société Générale, avec 1 047 contrôleurs pour surveiller 1 000 traders.
“Les bilans de la Société Générale sont faux, et même leur avocat l’a dit à l’audience”
Quel est l’intérêt de la pratique du carpet pour la banque ?
L’intérêt pour la banque, c’est qu’il y a de l’argent dans les comptes. C’est ça qui est important. Les bilans de la Société Générale sont faux, et même leur avocat l’a dit à l’audience dans une indifférence générale. Il y a une forme d’impunité insupportable. Tu es une banque, tu peux tout faire sans être inquiété.
Est-ce qu’il y a également des systèmes de contrôle informatisés ?
Les contrôles sont multi-factoriels. Il y a des contrôles des services de déontologie, de comptabilité, de trésorerie. Le back office contrôle quotidiennement ce que fait le front office, c’est-à-dire là où les traders travaillent. Et l’écart de trésorerie entre le back office et le front office est vu quotidiennement.
Dans le film, Jérôme Kerviel, joué par Arthur Dupont, masque ses opérations en vendant une action lorsqu’il en achète une, ce qui fait qu’il couvre ainsi les risques qu’il prend. Ça s’est réellement passé comme ça ?
Contrairement à ce que l’on voit dans le film, il n’a pas berné les systèmes de contrôle grâce à un stratagème lui permettant de couvrir les risques qu’il prenait. Dans le film, son chef découvre avec étonnement le montant de ses gains, alors qu’en vrai ses supérieurs étaient au courant de ce qu’il faisait. Tout était connu. Il ne pouvait pas obtenir les résultats qu’il a obtenu en se servant des instruments qu’il maniait et en respectant les limites d’investissement qui auraient dû être les siennes, à en croire la ligne officielle.
Il y a une traçabilité de toutes ces opérations ?
Bien sûr. Après, tout dépend si la justice veut regarder ou pas. A priori, ils ont préféré ne rien voir. Ce sont ces dysfonctionnements que nous dénonçons.
Mais il y a aussi la pratique du “spiel” (le “jeu” en allemand). Dès qu’un trader a des pertes il s’en sert. C’est une technique qui permet de faire des opérations comme si on jouait au casino, en faisant un coup risqué qui peut rapporter instantanément beaucoup d’argent…
C’est normalement interdit mais tout dépend du mandat donné aux traders. Les mandats ne sont pas toujours clairs et celui de Jérôme Kerviel ne l’était pas. Toutes ses limites d’investissement avaient été désactivées.
Concernant les 74 alertes sur le compte de Jérôme Kerviel, comment ont-elles pu être ignorées ?
D’après la Société Générale, c’est grâce à “son charme” que Jérôme Kerviel n’a jamais été inquiété ! C’est grâce à “son charme” que ces 74 alertes n’ont jamais eu de suite. C’est ce que la Société Générale a déclaré à l’audience. C’est incroyable ! Je demande alors si ce n’est pas grâce à “son charme” que je combats à ses côtés. Tel que vous me voyez, je suis étreint par le doute.
Dans L’Outsider, Jérôme Kerviel semble avoir une sorte d’addiction similaire à celle que peut avoir un joueur de poker ou de blackjack. Est-ce que cela correspond à la réalité ?
Il y a une addiction au risque, pas nécessairement au gain. Il y a beaucoup d’adrénaline. Mais la prise de risque n’est jamais vraiment contrôlée. Je pense que le modèle économique de la banque exploite au maximum la fragilité de ces salariés.
Le film se termine sur la crise financière des subprimes qui force la Société Générale à revendre en urgence les fameux 50 milliards d’euros des positions de Jérome Kerviel. Celui-ci se fait licencier et l’affaire éclate. Est ce que cette affaire serait sortie sans les subprimes ?
Cette affaire n’aurait jamais existé ailleurs que dans les couloirs de la Société Générale, si la banque n’avait pas eu de pertes sur les subprimes. Elle était très exposée sur le marché des produits immobiliers américains, et pourtant elle n’a affiché qu’une très petite perte.
Disons poliment que c’est troublant. L’affaire Kerviel est en réalité une perte liée à la crise des subprimes que la Société Générale a fait passer pour autre chose. C’est le plus grand casse du siècle qui se solde par un crédit pour la Société Générale de 2,2 milliards d’euros d’argent public, offerts sur l’impôt des Français.