Adèle Haenel a commencé sa carrière au cinéma dans Les Diables (2001), de Christophe Ruggia. Aujourd’hui, elle brise le silence et accuse dans Mediapart le réalisateur de lui avoir fait subir des “attouchements” et un “harcèlement sexuel” de 2001 à 2004.
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Après sept mois d’enquête, la journaliste Marine Turchi a sollicité 36 personnes, dont 23 se sont exprimées à visage découvert. Parmi elles ? L’acteur Vincent Rottiers (son partenaire dans Les Diables, lui aussi révélé par Christophe Ruggia), l’assistance du réalisateur Véronique Ruggia, le régisseur Dexter Cramaix, la scripte Edmée Doroszlai, Antoine Khalife (le représentant d’UniFrance au festival de Yokohama en 2002), ou encore la directrice de casting Christel Baras. La plupart auraient tenté d’alerter le cinéaste quant à son attitude avec la comédienne.
Dans les colonnes de Mediapart, Adèle Haenel raconte la difficulté à prendre la parole, ses doutes sur sa carrière et ses pensées suicidaires. Préférant s’exprimer dans un média, elle n’entend pas se tourner vers la justice, car elle se méfie d’un système qui “condamne si peu les agresseurs”, “un viol sur cent”.
Aujourd’hui doublement césarisée et reconnue à l’international, la comédienne ne pouvait se contraindre au silence :
“Dans ma situation actuelle – mon confort matériel, la certitude du travail, mon statut social –, je ne peux pas accepter le silence. Et s’il faut que cela me colle à la peau toute ma vie, si ma carrière au cinéma doit s’arrêter après cela, tant pis.”
Malgré les multiples témoignages embarrassants et des lettres qu’il lui avait adressées, Christophe Ruggia a “réfuté catégoriquement avoir exercé un harcèlement quelconque ou toute espèce d’attouchement sur cette jeune fille alors mineure”. Le cinéaste, qui se considère comme le “découvreur” d’Adèle Haenel, a refusé de répondre aux questions de Mediapart :
“La version, systématiquement tendancieuse, inexacte, romancée, parfois calomnieuse que vous m’avez adressée ne me met pas en mesure de vous apporter des réponses.”
“Harcèlement sexuel permanent”, “attouchements sur les cuisses et le torse”, “baisers forcés dans le cou” : selon l’actrice, ces agissements se seraient produits dans l’appartement du réalisateur ou dans des festivals internationaux, de 2001 à 2004, quand elle était âgée de 12 à 15 ans, et lui de 36 à 39 ans, Adèle Haenel considère qu’elle a été victime “de pédophilie”.
Comme elle était encore mineure, ses parents faisaient entièrement confiance au réalisateur, qui était également coprésident de la Société des réalisateurs de films (SRF) jusqu’en juin dernier. À l’époque, Adèle Haenel mettait le réalisateur sur un piédestal :
“Pour moi, c’était une sorte de star, avec un côté Dieu descendu sur Terre parce qu’il y avait le cinéma derrière, la puissance et l’amour du jeu. Et moi je passe du statut d’enfant banal à celui de promesse d’être “la future Marilyn Monroe”, selon lui. C’était particulier avec moi. Il jouait clairement la carte de l’amour, il me disait que la pellicule m’adorait, que j’avais du génie. J’ai peut-être cru à un moment à ce discours.”
Le photographe Jérôme Plon, qui n’est resté qu’une semaine sur le tournage tant il était dérangé par l’ambiance du plateau, affirme que le réalisateur “manipulait les enfants” et avait même consulté une amie psychanalyste afin d’évoquer ses inquiétudes.
De son côté, la régisseuse du film Les Diables confie :
“C’est très compliqué de se dire que le réalisateur pour qui on travaille est potentiellement abusif, qu’il y a manipulation. Je me disais parfois : ‘Est-ce que j’ai rêvé ? Est-ce que je suis folle ?’ Et personne n’aurait l’idée de s’immiscer dans sa relation avec les comédiens, d’oser dire un mot, car cela fait partie d’un processus de création. D’où les possibilités d’abus – qu’ils soient physiques, moraux ou émotionnels – sur les tournages.”
Plusieurs sources de l’enquête déclarent avoir mis en garde le réalisateur, qui les aurait évincées du tournage des Diables. Par peur d’être blacklistés, les autres auraient préféré le silence, comme l’explique Adèle Haenel :
“Les gens ne veulent pas savoir, parce que cela les implique, parce que c’est compliqué de se dire que la personne avec qui on a rigolé, fumé des cigarettes, qui est engagée à gauche, a fait cela.”
Une emprise qui se poursuit après Les Diables
Après la fin du tournage, Christophe Ruggia aurait continué à inviter la jeune actrice chez lui, au prétexte de vouloir lui faire sa culture cinématographique et la conseiller sur les scénarios qu’elle recevait :
“Il partait du principe que c’était une histoire d’amour et qu’elle était réciproque, que je lui devais quelque chose, que j’étais une sacrée garce de ne pas jouer le jeu de cet amour après tout ce qu’il m’avait donné. À chaque fois je savais que ç’allait arriver. Je n’avais pas envie d’y aller, je me sentais vraiment mal, si sale que j’avais envie de mourir. Mais il fallait que j’y aille, je me sentais redevable.”
Mais en 2005, alors que l’actrice fréquentait un garçon et passait un énième après-midi chez le réalisateur, elle décide de couper les ponts et formalise sa décision à travers une lettre adressée à Christophe Ruggia. Elle ne voyait “pas d’autre issue que la mort de lui ou [elle], ou bien le renoncement à tout”.
Elle décide alors de renoncer au cinéma et se tourne vers des études de philosophie, jusqu’à ce qu’elle rencontre la réalisatrice Céline Sciamma, qui la fera jouer dans Naissance des pieuvres et Portrait de la jeune fille en feu.
En mai 2019, lorsque que ce film d’époque a été projeté à Cannes, le réalisateur — qui savait qu’une enquête à son sujet était en cours — a posté sur ses réseaux sociaux une photo de la comédienne avec un cœur :
Si cette prise de parole illustre le courage de la comédienne, cette déclaration publique symbolise pour elle, un nouvel “engagement politique”. Cette enquête extrêmement fouillée pourrait ouvrir de nouvelles portes aux victimes en France. L’actrice sera interviewée par Edwy Plenel ce lundi 4 novembre, à 19 heures, au cours d’une émission spéciale en accès libre sur Mediapart.