Le 4 septembre, le ministre de la Culture Franck Riester a dévoilé les grandes lignes de la future réforme de l’audiovisuel, dont les premiers décrets devraient prendre effet au 1er janvier 2020. Si l’on a beaucoup parlé de l’introduction d’une troisième coupure publicitaire dans les programmes de plus d’1h30, une autre nouveauté devrait profondément bousculer notre rapport à la télévision : l’arrivée de la publicité dite “segmentée”, qui cible les téléspectateurs en fonction de critères particuliers (leur localisation, mais aussi leur niveau de revenu, la composition du foyer, etc.). La “ménagère de moins de 50 ans”, c’est bientôt fini.
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Si le vote du projet de loi se poursuit comme prévu, vous aurez bientôt droit à de la réclame pour des commerces proches de chez vous (mais les magasins n’auront pas le droit d’indiquer leur adresse dans leur pub), car la segmentation ne concernera au départ que la localisation. Les publicités pourront être spécifiques à une agglomération, mais pas à une rue ou à un individu, rappelait Business Insider. Pour rassurer les législateurs, les chaînes et régies ont affirmé qu’elles demandaient aux téléspectateurs d’exprimer leur consentement en appuyant sur un bouton de leur télécommande. À la clé : 200 millions d’euros supplémentaires en recettes publicitaires, estimait en 2018 le Syndicat national de la publicité télévisée (SNPV).
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Le PAF contre Netflix et les Gafam
En 2020, voire en 2021, c’est donc une vieille lubie du secteur audiovisuel qui va enfin devenir réalité : bientôt, comme sur Internet, la télé pourra nous proposer du contenu personnalisé. Les chaînes, de leur côté, sont prêtes depuis des années à aller concurrencer les régies publicitaires du Web – un argument avancé par le directeur général de TF1 Publicité Laurent Bliaut. En 2015, la publicité ciblée n’était encore qu’une “tendance naissante”, pour Le Monde, qui relevait presque intégralement de la théorie. Depuis, le fantasme publicitaire s’est confronté à la pratique.
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Malgré le décret français du 27 mars 1992, qui stipule toujours que “les messages publicitaires doivent être diffusés simultanément”, sauf sur les chaînes locales, TF1, France Télévisions, Orange et SFR ont accéléré : aujourd’hui, BFM Paris, avec SFR, est la seule chaîne à diffuser des pubs segmentées en flux “linéaire”, quand les deux autres groupes le font sur le replay des émissions, tout en appelant de leurs vœux une dérégulation du secteur. Côté technique, Bouygues, Orange et SFR ont déjà collaboré avec le SNPTV, en amont de la réforme, pour développer une norme technologique commune. Objectif : présenter un prototype fonctionnel à la fin de l’année pour des tests au premier semestre 2020, pendant dix-huit mois. En conformité avec le RGPD, si possible.
En février 2019, l’Autorité de la concurrence, consultée dans le cadre de la future réforme de l’audiovisuel, a également choisi son camp : la publicité ciblée à la télévision serait nécessaire, explique-t-elle, pour “rétablir une forme d’équité des règles du jeu concurrentielles” entre les chaînes de télévision soumises à des régulations publicitaires et “des acteurs type Netflix qui se développent en n’étant soumis à aucune de ces règles”. Opérateurs, chaînes, syndicats, régulateurs : tous exhortent les législateurs à faire sauter le verrou de la publicité segmentée. D’autant qu’en Angleterre (avec Sky), en Allemagne, en Italie et en Suisse romande (avec Swisscom), les législateurs ont déjà franchi le Rubicon.
Du ciblage par commune au ciblage individuel ?
Mais alors, comment est-ce que ça fonctionne, la publicité ciblée à la télé ? Tout d’abord, il faut se rappeler que la technique aurait été impossible à l’époque du poste hertzien. Mais aujourd’hui, selon le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), 79 % des Français regardent la télévision par IPTV, reliée à une box de fournisseur d’accès à Internet (FAI). Aux chaînes de télévision les données de consommation (les audiences, les comportements de visionnage, les adresses de facturation, etc), aux opérateurs télécoms les données de profilage issues de l’activité Internet (données de navigation Internet, données téléphoniques etc). Pour le moment, la segmentation des publicités se basera sur les seuls données des chaînes.
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Concrètement, un simple code est intégré dans la publicité destinée au flux linéaire pour basculer de la publicité nationale à la publicité locale. En janvier, FranceTV a testé un de ces systèmes, HbbTV, en conditions réelles. Depuis l’antenne de l’opérateur TDF sur la tour Eiffel, des pubs Sofinco et St Hubert ont été diffusées aux téléviseurs équipés HbbTV, avec succès.
La tentation sera immense, une fois la boîte de Pandore ouverte, d’exploiter les données des opérateurs pour développer des publicités sur-mesure pour chaque téléspectateur, sur le modèle des publicités en ligne : la puissance de la télévision alliée à la précision du profilage en ligne ferait probablement augmenter le coût d’un emplacement publicitaire dans l’avenir. Reste à savoir si la loi permettra le mélange de ces deux types de données, voire si elle permettra le ciblage individuel. Et surtout, reste à savoir sous quelles conditions les opérateurs accepteront de partager ces précieuses données avec les chaînes de télévision. Les tractations s’annoncent serrées.
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Dans le feu croisé des régulateurs
Au-delà du cadre légal et technique, la question de la régulation des usages demeure. En France, une pratique comme la publicité ciblée à la télévision peut potentiellement se retrouver sous un feu croisé de régulations: d’un côté, celles du CSA, qui aura beaucoup plus de publicités à surveiller; de l’autre, celles de la Cnil, qui devront s’assurer que le consentement des utilisateurs est respecté et que l’exploitation de leurs données personnelles se fait dans le respect du RGPD. Le CSA, qui n’avait d’ailleurs pas été informé de l’expérimentation de BFM Paris avec SFR, pourrait d’ailleurs se saisir de l’affaire a posteriori.
Côté Cnil, la concentration de données dans le giron des opérateurs téléphoniques inquiète, d’autant que le périmètre d’exploitation n’est pas encore défini. Avant d’injecter de la data, la priorité sera de définir clairement de quelle manière elle pourra être exploitée et conservée, au regard de la loi Informatique et libertés. Un demi-siècle après l’apparition des premières publicités à la télé, le poste s’apprête à connaître l’une de ses plus grandes mues. À moins que ça ne se transforme en fiasco de la vie privée.
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