Peu importe votre année de naissance, il y a peu de chances que vous n’ayez jamais été confronté aux sempiternels clichés collés à Donjons et Dragons (D&D pour les intimes) et sur le jeu de rôle (JDR) papier en général. Une table, des dizaines de dés aux faces indénombrables, une myriade de feuilles de personnages éparpillées et un maître du jeu (MJ) retranché derrière son écran de jeu.
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La représentation des “rôlistes” s’est toujours faite dans la surenchère et la caricature : en reprenant la figure du nerd, les œuvres de fiction ont souvent dépeint ces passionnés en ados (ou adultes immatures) boutonneux, mal lavés, déguisés en magicien et n’ayant probablement aucune vie sociale et sexuelle.
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Les temps ont changé. D&D comptabiliserait plus de 10 millions de joueur·euses à travers le monde, un véritable record depuis le lancement du jeu de rôle en 1974. L’enseigne Games Workshop, spécialisée dans la vente de matériel de JDR et les wargames (Warhammer, principalement), bat des records de bénéfice et les recherches associées à Donjons et Dragons sont en pleine explosion depuis plusieurs années.
Il n’y a pas d’explication unique au succès de D&D. En 45 ans, le jeu de rôle a eu droit à diverses versions ou extensions. Les fans ont également commencé à s’approprier eux-mêmes l’univers (le lore), aussi vaste et complexe qu’il soit. Aujourd’hui, Donjons et Dragons et tous les autres JDR papier obtiennent enfin leurs lettres de noblesse. Récit d’une revanche.
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Une pratique longtemps bolossée
Dès les années 1970, Donjons et Dragons a posé problème outre-Atlantique. Les conservateurs américains voyaient d’un très mauvais œil ce nouveau hobby, notamment les milieux religieux radicaux (évangélistes, mormons, etc.), qui assimilait la pratique de D&D au satanisme. Le sociologue Stanley Cohen a forgé la notion de “panique morale” pour décrire les crispations des milieux réactionnaires vis-à-vis de l’explosion du rock dans les 60’s. D&D a fait l’objet de l’une de ces paniques morales.
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Par la suite, d’autres paniques morales ont pu être observées, notamment pour le metal, le hip-hop et les jeux vidéo (en particulier les FPS et les “meuporgs”). Toutefois, c’est surtout la culture de masse américaine qui a pourri la réputation du jeu de rôle.
Qui n’a jamais vu dans une énième sitcom américaine (ou série française à faible budget) ces personnages de “geeks” qui s’extasient dans leurs parties de Donjons et Dragons ? S’ils ont l’air de bien s’amuser, le hobby est décrit comme une pratique intime qui se fait en secret, assez infantilisante et qui ne fait pas de place à la gent féminine : D&D est ainsi présenté comme un jeu d’initiés, de nerds assumés et de puceaux en quête d’aventure – à défaut de faire du sport, comme Brandon le quarterback.
Au championnat du “nerd shaming”, le tenant du titre est The Big Bang Theory. Les personnages, bien qu’extrêmement attachants (même s’ils inspirent surtout de la pitié), cristallisent à eux quatre plus de clichés que Jean-Pierre Pernaut pourrait déblatérer en une année de JT de 13 heures. Plusieurs épisodes consacrés à D&D résument bien la vision que la société a longtemps eue de ce loisir : les filles partent s’amuser à Las Vegas en coquettes tenues, tandis que les mecs restent bien entre eux avec leurs rituels, leur obscur lexique et leurs motivations complètement déconnectées du réel.
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“Bon, est-ce qu’on va rester à bavasser comme des adolescentes ou est-ce qu’on joue à Donjons et Dragons comme des ados qui ne feront jamais l’amour à ces adolescentes ?!”
Infantilisation, cliché du nerd puceau, détails “hilarants” comme l’inhalateur pour asthmatique… La vision des rôlistes semble bien figée dans cet épisode datant de 2013. Même si à la fin de l’épisode les meufs jouent à D&D, on est plus en face d’une ficelle scénaristique récurrente de TBT que devant une véritable réhabilitation du jeu de rôle papier.
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La fantasy à la conquête du monde
Les joueurs assidus le savent : l’univers de D&D est très complexe. Entre les différentes races, les factions, les dieux, les continents et les enjeux de pouvoir qui structurent les différents univers du jeu, on peut facilement s’y perdre. Alors imaginez ce qu’il fallait accepter dans son imaginaire en 1974 lorsque les notions d’elfes et d’orcs ne se trouvaient que dans quelques ouvrages littéraires – à commencer par Le Seigneur des Anneaux, dont l’auteur, J.R.R. Tolkien, est considéré comme l’un des pères fondateurs de la fantasy. Selon Gary Gygax, le cocréateur de D&D, l’influence de Tolkien a été décisive dans l’élaboration de l’univers du jeu.
Si le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit ont rencontré un grand succès, on est obligé d’admettre que la trilogie cinématographique de Peter Jackson a propulsé l’univers de Tolkien et la fantasy à des niveaux de popularité inédits.
Alors que la fin du XXe siècle a vu l’explosion de la science-fiction (Star Wars, Star Trek, Dune…), le début du IIIe millénaire a préféré la fantasy (et notamment le sous-genre de l’heroic-fantasy), produisant un nombre incalculable de nouveaux univers merveilleux de jeux vidéo, de livres, de films et de séries. La fantasy a envahi nos imaginaires ces 20 dernières années : de l’indétrônable Game of Thrones au chronophage World of Warcraft, en passant par À la croisée des mondes ou encore Kaamelott (dont le créateur, Alexandre Astier, est un féru de D&D).
Quand Stranger Things a débarqué il y a trois ans avec son ambiance eighties et ses attachants nerds fans de Donjons et Dragons, le terrain était finalement bien préparé. La saison 1 établit un parallèle entre le Monde à l’Envers et le jeu en lui-même, ce qui propose un regard beaucoup plus frais et positif, signe d’une véritable reconnaissance.
À la suite du succès des deux premières saisons, Netflix a même sorti une version Stranger Things de D&D. Donjons et Dragons connaît un regain de succès inédit, y compris à Hollywood où des stars telles que Dwayne “The Rock” Johnson ou encore Drew Barrymore s’organisent des petites sessions de JDR papier.
Allers-retours entre le papier et l’écran
Dans la langue d’Elton John, “JDR” se dit “RPG” (pour “role-playing game”). Nous autres francophones utilisons plus souvent le terme “RPG” pour désigner les jeux vidéo à progression et customisation de personnages – et ce n’est pas un hasard.
Lorsque D&D est lancé en 1974, il a rapidement été suivi par les tout premiers jeux vidéo RPG, créés par des universitaires sur d’immenses ordinateurs : Dungeon, pedit5, ou encore tout simplement dnd. Ces trois jeux pointent le bout de leur nez en 1975 et l’influence du JDR papier est pleinement assumée.
Les années 1980 voient apparaître des titres fondateurs, comme Wizard’s Crown ou la franchise des Ultima. À cette même époque, les développeurs comprennent l’intérêt de “simplifier” les règles du jeu de rôle : ils commencent alors à mettre l’accent sur la narration et l’univers, pour attirer une audience bien plus large.
Les années 1990 sont la période charnière où les RPG dépassent largement le jeu de rôle papier en nombre de pratiquants. Et lorsqu’on sait que le genre est une activité extrêmement chronophage, on comprend tout l’intérêt du système de sauvegarde qui fait alors sa grande arrivée sur les consoles de salon.
Cependant, les deux formes du jeu de rôle ne sont pas rivales. Ce sont des sœurs jumelles dont les succès respectifs ont poussé vers le haut le genre en général. Sans tous les WoW, Dofus et autres Elder Scrolls, découvrir le jeu de rôle papier ex nihilo dans les années 2010 aurait été une tâche ardue pour les jeunes rôlistes.
Pour Ian Livingstone, qui a cofondé Games Workshop et travaillé sur D&D (en plus d’avoir dirigé Eidos Interactive), le nouveau succès du JDR papier tient aussi d’un certain ras-le-bol du digital :
“Les gens ne veulent pas vivre toute leur vie dans un espace numérique, ils veulent aussi du divertissement analogique [le papier, le physique, ndlr.] […] Nous constatons la même chose avec la recrudescence des jeux de société, des disques vinyles et des livres physiques. Je pense que les gens ont besoin d’un équilibre entre numérique et physique.”
Ce retour au physique est de plus en plus en vogue, à l’heure du “tout dématérialisé”. Pourtant, D&D doit aussi sa popularité aux nouvelles technologies avec, par exemple, l’émergence de logiciels tels que Roll20 (pour pouvoir jouer à distance et simuler tous les lancers de dés).
La récente émergence de Twitch a aussi participé à ce nouvel engouement avec, entre autres, la chaîne Critical Role, animée par une troupe d’acteurs de voix professionnels qui a cumulé 6 millions de spectateurs en direct en seulement un an d’existence. Chez nous, on peut aussi évoquer l’émission Game of Rôles mise en place par FibreTigre sur la JVTV (désormais fusionnée avec LeStream) ou encore les nombreuses “Aventures” du Joueur du Grenier (en compagnie de Bob Lennon) qu’il postait régulièrement sur sa chaîne YouTube secondaire.
En définitive, le jeu de rôle papier n’est pas mort. Depuis 1974, de nombreuses versions et univers ont été créés par des professionnels ou des fans. Du célèbre JDR Warhammer (à ne pas confondre avec les figurines du wargame originel) aux adaptations de H.P. Lovecraft, il y en a pour tous les goûts et tous les dés, du D4 au D100. Dorénavant, revendiquez donc fièrement ce hobby qui n’est pas près de disparaître, invitez vos proches et faites rouler le dé du destin.
“Fireball !“