À l’origine, Aristide Barraud s’est fait connaître pour ses performances sur les terrains de rugby. Passé par le Stade français notamment, et sélectionné à plusieurs reprises en équipe de France des moins de 20 ans, l’originaire de Saint-Cloud a vu sa carrière professionnelle prendre subitement fin le soir du 13 novembre 2015, alors qu’il éclaboussait de son talent les pelouses italiennes depuis deux saisons. Survivant des attentats de Paris, Aristide a dû se résoudre à s’éloigner du monde de l’ovalie. Désormais, c’est sa fibre artistique qui est son moteur au quotidien. Aussi à l’aise avec un stylo qu’avec un appareil photo entre les mains, il se laisse porter par les envies et l’énergie qui le motivent au fond de lui.
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Son dernier projet, produit par les Ateliers Médicis, prend la forme d’une exposition grandeur nature, que l’on peut admirer depuis le 18 juin à Clichy-sous-Bois/Montfermeil. Au cœur de la cité des Bosquets, il a décidé de rendre hommage à la tour B5, en photographiant les lieux et les personnes qui y ont vécu avant sa destruction en septembre dernier. Nous avons pu discuter avec lui des motivations qui l’ont poussé à se lancer dans ce projet qui lui tient tant à cœur, tout en revenant sur certains moments clés et certains choix de vie qui ont forgé la personne qu’il est aujourd’hui.
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Konbini Sports | Avant d’être artiste, tu as été rugbyman professionnel. Que retiens-tu de ces années de sport de haut niveau ?
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Aristide Barraud | C’était mon rêve d’enfant, je ne vivais que pour ça. Quand j’avais 10 ans, mes parents ont trouvé un pavillon à Massy, qui est une vraie ville de rugby. C’est l’un des clubs qui sort le plus d’internationaux, comme Mathieu Bastareaud, Sekou Macalou ou Yacouba Camara. Son centre de formation fait partie des meilleurs en France. C’est un club qui joue les premiers rôles chez les jeunes. J’ai été champion de France à plusieurs reprises, que ce soit chez les minimes ou les cadets… C’est vraiment devenu ma raison de vivre.
Pourtant, quand j’étais petit, je préférais jouer au foot. Mon père et mon frère jouaient au rugby, mais moi je n’aimais pas ça. Mais le déclic s’est fait instantanément quand on m’a mis une balle entre les mains et quand j’ai découvert cette notion de combat et de duel. J’adorais plaquer. J’étais hyperactif et surtout très compétitif. Dans ma tête, à 13 ans, j’étais déjà pro. J’avais un cadre de vie très professionnel, je ne faisais que m’entraîner. Je me disais que j’irais en équipe de France, et je faisais tout pour.
Tu as presque réussi à atteindre cet objectif, puisque tu as connu plusieurs sélections avec l’équipe de France des moins de 20 ans. Néanmoins, tu n’as jamais mis les pieds au sein de l’équipe chez les adultes. Est-ce, aujourd’hui encore, un regret de ne pas avoir connu la moindre sélection ?
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Oui et non. En équipe de France jeunes, on avait une sacrée génération. J’ai gagné le tournoi des Six Nations des moins de 20 ans et j’ai participé à une Coupe du monde au Japon qu’on n’était pas loin de gagner. À partir de là, certains gars, comme Benjamin Fall, Djibril Camara ou Rabah Slimani, ont vite sauté le pas et ont enchaîné avec le XV de France. De mon côté, je commençais à jouer en Top 14 avec le Stade français, je m’entraînais avec les meilleurs joueurs au monde. Donc je me disais : “Et moi, et moi, et moi !”
Mais, peu à peu, ma carrière a commencé à piquer du nez. Je ne jouais pas assez. Dans une carrière, il y a toujours des tournants, et chez moi ils ne se sont pas faits. Je les analyse très bien maintenant. Je me suis blessé à des mauvais moments, j’avais des défauts que je n’arrivais pas à combler, et surtout, je continuais mes études en parallèle, ce qui me fatiguait… J’ai fini par me dire que le haut niveau mondial et l’équipe de France, je ne les atteindrai jamais. Je n’avais que 22 ans mais ça sentait le roussi. Il fallait que je donne un nouvel élan à ma carrière.
C’est là que tu as décidé de partir en Italie ?
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Je devais partir au Japon au départ. Le championnat japonais est très peu connu en France, mais c’est un championnat très fort. J’en avais marre du rugby français et j’avais envie de m’ouvrir à de nouveaux horizons. Je me suis dit que j’allais atteindre le rugby international avec une autre sélection. Le Japon avait besoin d’un numéro 10 [un demi d’ouverture, ndlr] qui avait mes qualités.
Au final, je suis parti en Italie avec ce même objectif en tête. J’arrivais un peu par la petite porte parce que ma carrière n’allait pas très bien à ce moment-là. Je me suis dit : “Faut que tu casses la baraque, que tu sois vu !” Ça a été le cas puisque là-bas, j’ai fini meilleur marqueur du championnat à chacune de mes saisons [en 2014 avec les Rugby Lyons et en 2015 avec Mogliano, ndlr]. J’ai rencontré la fédération italienne, qui a misé sur moi. En gros, je devais résider trois ans en Italie pour pouvoir devenir international. L’entraîneur, c’était Jacques Brunel, un Français, qui m’avait assuré que tout serait bon. J’ai commencé à faire des stages, à être intégré dans l’équipe d’Italie avec un objectif clair : la Coupe du monde 2019. Tout se passait bien, je devenais maître de ce que je faisais. Mais au moment où je franchissais réellement le pas, il y a eu les attentats de Paris.
Le 13 novembre 2015, tu étais avec ta sœur au Petit Cambodge, l’un des restaurants pris pour cible durant ces attentats. Tu es touché par trois balles mais tu t’en sors vivant. Tu ne te l’avoues pas encore à ce moment-là, mais ta carrière sportive va prendre fin. Comment réagit l’Aristide Barraud qui performe en Italie en comprenant que, malgré les séances de rééducation, le sport de haut niveau va soudainement s’arrêter ?
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J’ai tout fait pour reprendre. Pendant un an et demi, j’étais à bloc, prêt à défier toutes les prédictions. Mais au bout d’un moment, ça devenait trop dangereux et complètement fou. J’ai pris trois balles, dont une qui a pulvérisé le poumon et impacté le cœur. Les médecins n’ont pas vraiment compris le simple fait que je sois encore en vie. J’ai pris les deux autres dans les jambes, donc ça a fait de très gros dommages. Mais ce sont surtout ceux au niveau de la cage thoracique qui étaient problématiques.
Et pourtant, au fond de toi, tu pensais pouvoir reprendre ?
Oui, dès le premier jour. Je me suis réveillé en réanimation, entre la vie et la mort, et j’ai dit que je reviendrais sur le terrain. Pendant un an et demi, j’y croyais, malgré les opérations que j’enchaînais. Je faisais le yoyo entre les phases de reprise et le bloc opératoire. Je me suis battu, jusqu’à ce que les psys, les médecins et les chirurgiens finissent par me convaincre d’arrêter. Je les ai écoutés.
Mais ce qu’il s’est aussi passé, c’est que j’ai rencontré une éditrice des éditions du Seuil. J’avais déjà reçu plusieurs demandes de livres et de documentaires, mais là, j’ai trouvé cette dame fantastique. J’aimais beaucoup comment elle me parlait. J’étais renfermé à cette époque-là, je n’avais presque aucun contact avec le monde extérieur et je me protégeais des journalistes. Mais elle, elle a réussi à m’atteindre.
Au début, elle voulait faire un livre, mais tout de suite, je lui ai dit que ce serait moi qui l’écrirai. Elle a cru en moi. Je ne voulais pas parler des attentats, je ne voulais pas faire un témoignage. Ce n’était pas ça mon livre. Plutôt des sortes de poèmes. Elle a trouvé ça génial, et elle m’a encouragé à continuer. Elle croyait en moi. C’est là que j’ai senti que mon avenir était en train de bifurquer. Je m’obstinais à ne pas vouloir voir les attentats comme un virage. J’avais tellement galéré que je me répétais que je ne pouvais pas arrêter le rugby. J’ai toujours eu le caractère d’aller toujours au bout des choses, j’ai été éduqué comme ça. Mais là, le livre, et tout ce que je vivais à côté, ça m’a adouci. Ça a tout adouci.
Tu n’es pas réellement revenu sur ce terrible événement dans ton livre, mais tu l’as fait dans un documentaire, Alice et Aristide, réalisé par Laetitia Krupa. Est-ce que raconter ton histoire et la partager au plus grand nombre a été, pour toi, la thérapie la plus efficace ?
Bien sûr. J’ai compris que je pouvais faire autre chose, que j’étais allé au bout de ce que je pouvais faire, que la vie serait belle aussi sans rugby… La question n’était pas tellement de savoir si j’allais bien ou non, mais plutôt de savoir ce que j’allais faire. Il fallait accepter ce virage qui avait été décidé par le destin et accepter que le rugby ne pouvait plus faire partie de ma vie. Ça n’a pas été simple mais j’étais très bien entouré.
L’écriture du livre m’a accompagné. Ça a eu un réel effet thérapeutique. J’avais besoin d’écrire, autant que j’avais besoin de m’entraîner auparavant. Pendant un an et demi après la sortie du bouquin, j’ai continué à écrire partout. Je montais sur les toits de Paris, ou en haut des tours. J’écrivais, je collais et je faisais beaucoup de photos, sur lesquelles j’écrivais également. Puis j’ai découvert que JR ouvrait une section “Art & Image” à l’école Kourtrajmé. Sur les 1 600 personnes qui ont participé au concours d’entrée, seule une dizaine a été prise. J’ai fait partie de ces heureux élus.
Comment s’est passé ton cursus là-bas ? Qu’est-ce que tu y as appris ?
J’ai appris le monde de l’art. Ce que c’était, tout simplement. Je ne connaissais rien de tout ça. Je faisais des trucs à l’énergie et à l’envie, mais je ne connaissais rien. Même JR, je le connaissais à peine. Je savais juste qu’il avait rejoint l’école. Kourtrajmé, c’est ma culture, c’est ce que je regardais quand j’étais jeune. J’étais déjà allé dans des musées, mais c’est vraiment là que j’ai découvert ce qu’était l’art. C’est aussi là que j’ai découvert ce qu’était un propos, une intention. Ils m’ont mis un pinceau dans les mains, j’ai commencé à peindre. Tout était permis, rien n’était interdit.
Et puis il y a l’énergie de cette école. Kourtrajmé, c’est un chaudron. Tu rencontres plein de gens. Quand je suis arrivé, personne ne savait rien sur moi et mon histoire. J’ai demandé aux quelques personnes qui le savaient de ne rien dire. Je voulais que les gens rencontrent l’Aristide de 2019, celui pris à Kourtrajmé. Pas l’ancien rugbyman blessé dans les attentats qui avait écrit un livre. Globalement, le secret a réussi à être gardé. JR le savait puisque Oxmo Puccino, avec qui je suis ami, lui avait dit. Mais je n’en avais pas fait mention dans mon CV.
Quelle a été la genèse de l’exposition que tu viens de lancer ?
En fait, au moment où je candidatais à Kourtrajmé, je suivais vachement les chantiers de destruction des grandes cités emblématiques d’Île-de-France. J’ai grandi à Châtenay-Malabry, dans une cité du 92 qui s’appelle Les Vaux Germains. Donc il y avait beaucoup de trucs de mon enfance qui remontaient. Mon père est urbaniste, il construit. Toute ma vie, je l’ai beaucoup entendu et je voyais toutes ces tours qui tombaient notamment à Massy, là où j’ai grandi, et j’avais ces souvenirs des destructions. Avec toutes ces histoires qui disparaissaient, je me suis dit qu’il fallait que je maintienne ça. Je faisais en sorte de garder des traces de plein de choses.
Le jour des sélections pour Kourtrajmé, je me suis retrouvé devant le bâtiment 5 de la cité des Bosquets [à Montfermeil, ndlr]. J’ai été pris et dès le premier jour de cours, je suis rentré dans le bâtiment. Je me suis baladé jusqu’à la nuit tombée. C’était un chantier de destruction et j’y allais tous les jours. Je me suis fait accepter par les destructeurs, par les gens du chantier. Tout le monde se disait : “Si ce gars est là avec son appareil photo, c’est qu’il est là pour une raison.” Je dormais sur place, j’avais un hamac. Je regardais des images d’archives, je lisais, je parlais avec les gens, je voulais les comprendre.
Au départ, je n’avais pas d’idée d’en faire un projet. C’est juste qu’avant le confinement de mars 2020, je me suis vachement rapproché des destructeurs qui avaient mon âge. Moi, j’avais voyagé à travers le monde. J’étais devenu rugbyman professionnel. J’ai eu beaucoup de lumière sur moi, et là je démarrais une nouvelle vie complètement dans l’anonymat. C’était fou. Et je voyais ces gars qui avaient mon âge et en qui je voyais mes amis d’enfance que j’avais laissés. J’avais l’impression de régler plein de trucs avec mon histoire, en fait. Depuis les attentats, ma vie, c’était beaucoup de détruire, reconstruire, détruire, reconstruire. Et là, j’ai eu l’impression de construire un truc fort dans un endroit de destruction totale. Ce qui peut sembler contradictoire d’ailleurs. Je passais des journées avec des gars qui cassaient des murs à la masse et je me rendais compte qu’ils avaient grandi dans cette tour. Ils cassaient les appartements de leur enfance.
C’est là que j’ai commencé à les prendre en photo, à écrire sur ça, à parler avec eux, à les écouter… Je collais leurs photos dans certaines pièces, et le projet est né comme ça. C’était un objet d’expérimentation. J’en ai parlé avec Ladj Ly, qui a grandi dans ce bâtiment. Il a adoubé mon projet parce qu’il a vu que je le faisais avec les gens. À force de peindre et de coller sur les murs, j’avais créé une expo gigantesque. Il y avait des salles recouvertes du sol au plafond. Du coup, j’ai fait venir des habitants en vernissage sauvage le soir. L’exposition qui a lieu en ce moment, elle se base sur ça, sur ces nuits de vernissage sauvage.
C’était donc une évidence d’organiser l’exposition dans la cité des Bosquets, là où le bâtiment 5 a été détruit ?
On m’a demandé de faire des expos dans plein d’endroits à Paris, mais je me suis tout de suite dit que je devais faire l’expo pour ces gens. Je me devais de rester ici. Les Bosquets, c’est vraiment un endroit très particulier. C’est une zone qui a été oubliée par les pouvoirs politiques, qui a été laissée-pour-compte, qui s’est laissé ghettoïser, qui a beaucoup souffert. Et en même temps, c’est un endroit fort, très solidaire. Les Bosquets, c’est une histoire de France populaire, contemporaine, qui ne sera pas dans les livres d’histoire. C’est un endroit très puissant, qui mérite de faire partie de l’histoire de France, qui mérite sa mémoire. C’est ici que sont nées les émeutes de 2005. Zyed Benna et Bouna Traoré sont morts là. Il faut que ces histoires perdurent, que ce soit d’une manière visuelle ou écrite.
Au final, c’est quoi la plus belle victoire : réussir à mettre du baume au cœur aux habitants de la cité en mettant au point cette exposition pour eux ou remporter un titre avec ton équipe au rugby ?
Je ne sais pas trop. Depuis ces derniers mois, c’est comme si je vivais des phases finales. Concentration maximale, pas le droit à l’erreur… Tu taffes comme un malade, tu ne dors presque pas. Il y a de l’excitation. Et là j’en suis à un moment où tout marche, l’exposition est en place. J’ai gagné en quelque sorte. Ce sont des sensations bien différentes, mais qui se rapprochent. C’est une question pertinente parce que je me la pose régulièrement. Le rugby est tout le temps là. Mes valeurs sont celles du rugby de haut niveau : la rigueur, le travail, l’abnégation, la communication, l’esprit d’équipe… Ça aide beaucoup pour un projet comme ça. Mais ça reste une grande première pour moi. Donc c’est dur de trancher. Je n’ai pas assez de recul. Quand tu gagnes, t’es content et tu fais plaisir au club, à ta famille, à tes amis, aux supporters. Mais là j’ai le sentiment que c’est peut-être encore plus fort.
L’exposition “Courte vie pleine” d’Aristide Barraud, présentée dans le cadre de “L’été des Ateliers Médicis”, est à découvrir à Clichy-sous-Bois/Montfermeil à partir du 18 juin 2021. Plus d’informations ici.