Le sport, la politique, voilà deux domaines solidement imbriqués à bien des niveaux. Qu’il s’agisse d’économie, d’histoire ou de géostratégie, ce lien s’est tissé et même largement renforcé au fil des décennies. Conséquence, le sport devient un théâtre d’expression, parfois même d’opposition idéologique qui va bien au-delà de la vertu symbolique. Au sein des régimes autoritaires, le sport est un opium dont on prend bien soin de ne jamais réellement se couper. L’Histoire, plus ou moins récente, est d’ailleurs là pour nous le rappeler.
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Nadia Comaneci, prisonnière de Ceausescu
La gymnaste roumaine devient une star planétaire le jour où elle réussit l’exploit, à 14 ans et 8 mois, de récolter la note suprême de 10 lors de l’épreuve olympique de barres asymétriques des JO de Montréal en 1976. Mais derrière cet exploit, il y a l’envers du décor : Comaneci, comme toutes les jeunes sportives de sa génération, doit une partie de son succès à un entraînement digne d’un “dressage”, rythmé par l’épuisement, la terreur et la brutalité.
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Cet aspect sombre sera d’abord occulté car les ennuis de Nadia Comaneci ne font en réalité que commencer. Célébrée en grande pompe dès son retour à Bucarest, le leader Nicolae Ceausescu décide d’en faire le symbole de la réussite roumaine. Documentaires, films et même timbres-poste à son effigie… Comaneci est omniprésente et sa vie ne lui appartient plus. Interdite de sortie du territoire, liée de force au fils Ceausescu, Comaneci est surveillée, espionnée, ses moindres faits et gestes sont traqués par la police politique du dictateur pour éviter qu’elle s’enfuie. Ce qu’elle essaie de faire à plusieurs reprises, y compris après 1981 et la fin de sa carrière. C’est en 1989, et au prix de cinq jours de marche dans des conditions extrêmes, qu’elle parvient à fuir la Roumanie, là encore au prix de sévères concessions (l’homme qui organise sa fuite exige d’elle son entière disponibilité pour des interviews que lui monnaie à prix d’or).
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Hitler, les jeunesses et les JO
Comme dans beaucoup d’organisations militaires, la démonstration de force physique, la capacité de leadership et l’esprit de compétition sont valorisés, autant par la hiérarchie que par la doctrine. C’est donc sans surprise que l’Histoire nous rappelle combien le sport avait été un puissant levier pour l’Allemagne nazie, lorsqu’il avait fallu lier sa jeunesse au parti et ainsi créer l’esprit d’unité et la loyauté nécessaires à l’embrigadement. Adolf Hitler lui-même ne manquait pas de venir s’adresser directement aux jeunesses lors des concours nationaux. Des activités sportives qui, en réalité, préparaient aussi ces jeunes au combat.
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Pour le Führer, le sport avait ce double rôle assez précieux en termes de message : un rôle domestique, celui de lier les Allemands autour d’un projet et d’un socle commun de valeurs, et un rôle vers l’extérieur, celui de vitrine d’une nation à l’unisson, puissante et moderne. À ce titre, les JO de 1936 organisés à Berlin ont constitué le point d’orgue de cette instrumentalisation du sport, avec la présence de délégations de 50 pays et une diffusion TV pour la première fois de l’Histoire des Jeux, le tout dans un décor gigantesque bâti et financé par le régime. En dépit du triomphe du champion noir américain Jesse Owens (vainqueur de 4 médailles d’or en athlétisme) qui a mis à mal l’idéologie de supériorité de la race aryenne, ces JO constituent un cas d’école en matière de sport-propagande.
Videla et le Mondial 1978
Par le clivage qu’il a suscité au sein des sociétés, occidentales notamment, le Mondial 1978 en Argentine est un virage important dans la perception du sport à travers sa dimension géopolitique. À l’époque, et alors qu’aucune zone du globe n’échappe aux conséquences de la Guerre froide, c’est tout le continent sud-américain qui bascule progressivement, État après État, vers le totalitarisme. Alors, quand la junte militaire dirigée par Jorge Rafael Videla, hissé au pouvoir deux ans avant, se retrouve en charge de l’organisation de la grand-messe du foot, le débat sur l’apolitisme du sport redouble d’intensité au sein de l’opinion publique mondiale.
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Videla, qui réprime durement l’opposition à coups d’emprisonnements, de tortures et d’exécutions, compte sur cette Coupe du monde pour redorer l’image de son pays auprès d’une communauté internationale aussi attentive que sceptique. Certes, le dictateur argentin pourra se féliciter d’avoir atteint son objectif majeur, puisque c’est bien l’Albiceleste qui remportera le premier sacre mondial de son Histoire en battant en finale les Pays-Bas, finaliste sortant. Mais le tableau d’ensemble est loin d’être idéal, entre matches arrangés, pressions politiques, et une victoire célébrée au stade Monumental à quelques encablures de l’école mécanique de la Marine, l’un des plus grands centres de torture du pays. Ou quand les cris (de joie) ont vocation à étouffer des cris (d’effroi).
Franco et l’instrumentalisation des clubs de foot
Le sport permet aux dictateurs de soigner la perception extérieure de leur régime. Mais il peut aussi être utilisé à des fins plus “domestiques”. Ce fut notamment le cas au sein de l’Espagne de Francisco Franco, qui dirigea le pays pendant près de 40 ans (1936 à 1975). L’image du régime est d’abord rattachée à l’Atlético de Madrid, qui compte à l’époque un nombre important de fidèles issus notamment de l’aviation militaire. Mais la construction du stade Santiago-Bernabéu et les triomphes sportifs du Real Madrid, en Coupe d’Europe notamment, sont une aubaine pour le gouvernement franquiste en termes d’image et de symbolique.
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En affichant sa proximité avec la Maison-Blanche, le pouvoir franquiste attise le sentiment patriotique et d’appartenance à une Espagne triomphante (ce qu’elle n’était alors pas en matière de sport). Mais surtout, elle accentue le clivage entre Madrid, sa représentation centralisée du pouvoir, et la vision régionaliste de l’indépendantiste Barcelone. Cet antagonisme va faire basculer le clásico dans une dimension plus politique que jamais et transformer le football et les stades espagnols en théâtres d’expression et d’opposition politique. Une dimension encore fortement perceptible aujourd’hui.
Evo Morales, le président-joueur
La passion d’Evo Morales pour le football n’est pas un secret. Celui qui installa la Bolivie dans un régime autocratique entre 2006 et 2013 était un proche de Diego Maradona, lequel n’a d’ailleurs pas hésité à parler de “coup d’État orchestré” au moment où Morales a dû se retirer du pouvoir en 2019, après des soupçons de fraude lors de l’élection censée lui permettre de briguer un quatrième mandat. Quelques années plus tôt, l’ex-président bolivien était allé taquiner le ballon jusqu’à Téhéran aux côtés de Mahmoud Ahmadinejad. Régulièrement, il participait à des matches entre les équipes présidentielles et municipales de La Paz. Mais en 2014, alors qu’il est en campagne pour son troisième mandat, Morales va plus loin et signe, à 54 ans, un contrat professionnel avec les Sport Boys, club de première division ! Vous imaginez, vous, Emmanuel Macron sous les couleurs du stade rennais ?
Poutine et le “sport power”
Judo, karaté, ski, course auto, pêche, hockey sur glace… Le président russe excelle dans bon nombre de disciplines, et c’est peu dire que cette passion lui a été bien utile lorsqu’il a fallu monter l’image d’un président accessible et plus humain que ne le suggère sa réputation.
Mais pour Poutine, le sport est avant tout un outil puissant de soft power sur lequel il a misé très gros dès son arrivée au pouvoir avec un objectif clair : montrer au reste du monde que la glorieuse Russie est capable d’accueillir le monde à travers l’organisation de grands événements internationaux. C’est dans cette idée que les JO d’hiver de Sotchi (2014) puis le Mondial de football (2018) ont été organisés presque coup sur coup. Mais si le succès logistique de ces organisations n’est pas contestable, la stratégie de Poutine est mise à mal par l’annexion de la Crimée, la suspension du sport russe suite à l’affaire de dopage généralisé de ses athlètes, et désormais l’invasion de l’Ukraine. Autant d’éléments qui valent aujourd’hui à la Russie d’être au ban, y compris du sport mondial.