Bientôt finie, la “glorieuse incertitude du sport” ? On n’en est pas encore là, mais force est de constater que sur les vingt dernières années, l’étude statistique a bouleversé l’approche du sport, et le football ne fait évidemment pas exception. Caméras, capteurs, GPS… Les outils à même de disséquer la performance, collective comme individuelle, se sont multipliés. Et qu’ils soient acteurs ou observateurs, journalistes ou analystes, tous (ou presque) y ont désormais recours. Avec des aspirations différentes mais un objectif semblable : tenter de rationaliser le plus irrationnel des sports.
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C’est quoi, la data ?
Le concept de data peut paraître encore fumeux pour la plupart d’entre nous, alors commençons par le définir. Florent Toniutti, aujourd’hui responsable éditorial chez Coparena et analyste vidéo, a créé le premier site dédié à la tactique en France. Selon lui, la data s’apparente à “tous les éléments qu’on peut récolter autour de la performance. Ça peut être des données de match ou des données physiques qui servent à l’évaluation d’un joueur, à sa forme sur le terrain et en dehors”. Il s’agit tout autant de données brutes (distances parcourues, nombre de sprints à haute intensité, zones d’action, taux de conversion des tirs…) que d’éléments graphiques et de plus en plus, de vidéos.
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Mais alors, qu’apporte concrètement la data à ceux qui l’utilisent ? “Cela va servir à diminuer la part d’aléa”, estime Philippe Doucet, journaliste à Canal+ et auteur de La Palette racontée par son inventeur*. “Pour l’entraîneur qui veut tout maîtriser, jusqu’à l’hyper détail sur lequel le match ne se jouera probablement pas, c’est une façon d’optimiser sa propre équipe”, estime-t-il.
D’où vient la data ?
Il est difficile d’estimer précisément à quand remonte le début du recours généralisé à la data, d’autant plus que cela diffère selon les sports, les cultures ou encore les zones géographiques. Billy Beane, directeur général de la franchise de baseball des Athletics Oakland – qui inspira le film Le Stratège, sorti en 2011 –, fut l’un des premiers à s’appuyer sur la sabermétrie, qui consiste à baser son recrutement sur une approche purement statistique, afin d’optimiser le ratio entre le coût des joueurs et les résultats obtenus.
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En cyclisme, l’hégémonie de la Team Sky durant les années 2010 trouve une partie de son origine dans le croisement des données permettant d’optimiser à la fois la course et sa préparation (puissance développée, cadence de pédalage, rythme cardiaque), avec notamment l’utilisation de capteurs.
Et en foot alors ? “À l’époque où je sortais les premières data, les premières palettes, très peu de clubs l’utilisaient”, se souvient Philippe Doucet, qui avait lancé le fameux outil il y a maintenant vingt ans sur Canal+. Il continue :
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“C’était minime, autant en France qu’à l’étranger. Gérard Houllier avait été un des premiers à vouloir développer autour de la data. Elie Baup, à Bordeaux, bossait un peu dessus mais à des années-lumière de ce qu’on pouvait proposer, avec des VHS, des montages grossiers… Canal avait des moyens techniques que les clubs n’avaient pas encore.”
Un impact sur le modèle des clubs
Désormais, les staffs techniques des clubs professionnels disposent tous d’une cellule (plus ou moins étendue) dédiée à l’analyse. “Avant, un staff, c’était un entraîneur et un adjoint qui prenait à sa charge l’analyse mais aussi la préparation physique, poursuit Philippe Doucet. Aujourd’hui, un staff, c’est huit personnes au moins, dont l’analyste vidéo. Il y a même des clubs où l’analyste est sur le banc, et va pouvoir agir en direct pendant le match, intervenir à la mi-temps en collaboration avec l’entraîneur. Il y a des nouveaux métiers qui sont apparus, avec des coaches toujours plus spécialisés sur une donnée de la performance bien précise.”
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Optimiser sa performance, analyser celle de l’adversaire, ça, c’est pour ce qui est du terrain. Mais désormais, et de plus en plus, la data s’invite aussi dans les bureaux des clubs et plus particulièrement des cellules de recrutement. Avec une approche qui “varie selon les clubs”, nous explique Enzo Djebali, responsable adjoint de la cellule de recrutement du Stade de Reims.
“Pour certains, la data donne une information qui sera ensuite confirmée par le terrain. Personnellement, j’estime que la data vient après, qu’elle a vocation à confirmer ou infirmer ce que voit ton œil. Je pose d’abord des questions de football aux chiffres. Mais dans tous les cas, il y a la nécessité de croiser les données dont on dispose, que ce soit entre elles, pour leur donner une valeur réelle, ou avec ce regard humain.”
Loin d’opposer les idéologies, entre une approche qui serait exclusivement humaine et l’autre purement scientifique, les clubs d’élite adoptent une approche toujours plus diversifiée. Liverpool, par exemple, s’appuie depuis quelques années maintenant sur un pôle de recherche à part entière avec un directeur dédié, Ian Graham, des analystes et même plus étonnant, un astrophysicien, dans le but d’établir au mieux les cibles potentielles. “On peut mettre le retour au premier plan de Liverpool en perspective avec leur pôle d’analystes, estime Florent Toniutti. Les plus gros clubs développent leurs propres modèles en interne, avec des algorithmes qui collent à leur façon de jouer et à leur projet. Car quand tu es le Liverpool de Klopp, tu n’as pas forcément besoin des mêmes joueurs que le City de Guardiola.”
D’autres clubs vont encore plus loin en mettant ce data-recrutement au cœur de leur politique sportive. C’est ainsi que Brentford, petit club de Londres jusqu’alors relativement anonyme, a pu enchaîner deux montées consécutives jusqu’à atteindre cette saison la Premier League, le tout en vendant au passage pour 100 millions de livres de joueurs. Son secret ? Un président de club ancien parieur qui a tout misé ou presque sur cette approche très “scientifique” du recrutement, à l’instar d’autres clubs comme les Danois de Midtjylland ou les Allemands d’Hoffenheim.
Et maintenant ?
En aidant à la recherche de ces fameux “petits détails qui font les grandes différences”, il est évident que la data a contribué à la professionnalisation du sport dans son ensemble, et fait évoluer certaines pratiques. Mais dans quelle mesure la data va-t-elle continuer à modeler le foot de demain ?
“On est encore au stade embryonnaire dans son utilisation à grande échelle, souligne Enzo Djebali. On n’a pas encore exploré toutes les questions foot à laquelle la data serait susceptible de répondre. Les sports US comme le basketball ou le baseball ont, par exemple, des outils qui permettent d’évaluer le potentiel d’intégration d’un joueur dans un style de jeu, via une note. Le football, lui, n’en est qu’au début des stats avancées, avec un niveau d’utilisation de la data qui s’apparenterait à ce qu’a connu la NBA au milieu des années 2000.”
Un “retard” qui peut s’expliquer par des raisons technologiques, par une approche culturelle différente, mais aussi l’essence de la discipline football, un sport “fluide” a contrario des sports US, beaucoup plus séquencés et proposant des phases de jeu beaucoup moins diverses, et donc plus faciles à étudier. Une spécificité propre qui devrait éviter au football de basculer vers une forme standardisée que certains craignent de voir apparaître avec la multiplication des données. Car comme le rappelle bien Florent Toniutti, “on ne pourra pas uniformiser le jeu, car c’est la qualité technique et la nature des joueurs qui prévaut sur les modèles. On peut préparer très bien ses joueurs à toutes les situations, mais une fois sur le terrain, ce sont eux et leur réussite qui font le match”.
* La palette racontée par son inventeur, 366 pages, éditions Solar.