Ancienne prisonnière politique et célèbre photographe dans le sud traditionaliste de l’Irak, Samira Mazaal continue, à 77 ans, de défier les codes et faire défiler les habitant·e·s d’Amarah devant l’objectif de son studio. “Des paysans aux intellectuels, je les ai tous photographiés. J’ai photographié Amarah dans toute sa beauté, je suis allée au cœur des marais” tout proches, résume Samira.
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Pour une photo de passeport ou pour immortaliser un couple de futur·e·s marié·e·s avant la noce, tout le monde se presse au Studio Samira. À Amarah, petite ville des bords du Tigre près de la frontière avec l’Iran, la septuagénaire est une célébrité.
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Avec simplicité, elle raconte comment, dès 16 ans, elle devient la première femme photographe de sa province malgré des réticences familiales dans l’Irak des années 1960, puis son engagement politique, presque malgré elle, qui lui vaudra emprisonnement et torture.
“Ma famille n’a pas connu d’autre métier, nous sommes tous photographes”, confie Samira. Tapissant les murs, de vieilles photos encadrées, en noir et blanc ou en couleurs passées : on la voit à différents âges, le plus souvent avec un appareil photo.
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Dans des albums, elle conserve ses clichés ethnographiques qui narrent un Irak d’un autre temps : des femmes toutes de noir vêtues transportent d’immenses ballots en équilibre sur la tête ; une paysanne souriante, robe fleurie et cheveux tressés, se tient près d’une vache ; une mère et son enfant remplissent une marmite d’eau au fleuve.
“La société est cruelle”
Précurseur, son père est l’un des premiers à introduire la photographie dans la province. “J’ai demandé à mon père de m’initier. Il m’a dit : ‘Non, tu es encore jeune, tu ne peux pas, la société est cruelle'”, se souvient la photographe.
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Il sera bientôt contraint de changer d’avis. Devenu aveugle après une opération qui a échoué, il ne peut plus subvenir aux besoins de sa famille. Sa fille prend la relève. Elle utilise d’abord le daguerréotype, puis son père vend un terrain pour lui acheter un appareil plus moderne. “Mon studio a connu un succès contre-nature”, s’amuse-t-elle. “Parce que j’étais une jeune femme, je pouvais prendre en photo les familles.”
En tant que photographe femme, elle pouvait avoir accès à des modèles varié·e·s : les pères de famille préféraient par exemple savoir qu’une femme photographiait filles et épouses plutôt qu’un homme. “Il n’y a pas un foyer dans toute la province de Missane qui ne connaisse pas Samira la photographe”, reconnaît Bassem al-Zoubaidi, un client.
“Ma génération a connu Samira car on venait s’y faire photographier. La génération précédente a été témoin de son militantisme politique”, poursuit-il. En 1963, dans un Irak déchiré par les révolutions et les répressions sanglantes, Samira, alors adolescente, ne se doute pas qu’un tract communiste la mènera derrière les barreaux.
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“Je hurlais tellement”
Après un coup d’État des baasistes qui porte au pouvoir le général Abdel Salam Aref, elle reçoit à son atelier la visite de trois activistes qui lui demandent de reproduire en masse un tract dénonçant le nouveau régime.
Elle reconnaît qu’elle ne s’était pas encore totalement forgé sa propre conscience politique, mais qu’elle avait agi “par sympathie” pour les idées de son frère. “Dans tout Amarah, il n’y avait pas un mur où le tract n’était pas collé”, s’enorgueillit-elle. “Ce n’est pas un crime, mais une source de fierté.”
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Une photo, qu’elle conserve encore, l’a rendue célèbre. Elle est sur un lit d’hôpital après avoir été torturée dans une bâtisse d’Amarah. “Je hurlais tellement que je pensais que toute la ville viendrait me sauver”, se souvient-elle. Suivent quatre années de sévices et de maladies dans une prison à Bagdad. Après une campagne de solidarité internationale, elle bénéficie d’une grâce décrétée en faveur de plusieurs prisonnier·ère·s politiques.
Sous l’ancien dictateur Saddam Hussein, elle sera brièvement emprisonnée en 1981, et une nouvelle fois en 1991 pour une manifestation à Amarah dénonçant les répercussions de la première guerre du Golfe. Comme plusieurs autres détenues, elle bénéficie d’une grâce quelques mois plus tard.
Aujourd’hui, Studio Samira accueille toujours ses client·e·s. Et malgré son grand âge, la flamme révolutionnaire brûle toujours. Mme Mazaal salue le soulèvement antipouvoir d’octobre 2019 déclenché par la jeunesse irakienne en colère : “Les manifestants auraient dû transformer leur mouvement en révolution massive pour déraciner la corruption et les corrompus.”