Avec Ye, Kanye West s’ouvre sur ses troubles mentaux et vient sans doute de sortir l’album le plus important de sa carrière – mais pas que…
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Celui qui dira qu’il savait à quoi ressemblerait cet album est un menteur. On peut dire ce que l’on veut de Kanye West, mais il est certain qu’il est un artiste avant-gardiste et qu’il est impossible de savoir à l’avance ce qu’il nous réserve. Imprévisible aussi bien dans la vie que dans la musique, le rappeur/producteur/designer parvient systématiquement, et ce depuis quinze ans, à nous offrir des projets qui se suivent mais ne se ressemblent pas.
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Mais après avoir échoué à nous offrir le “meilleur album de tous les temps” avec The Life of Pablo, le rappeur de Chicago s’est recentré sur lui-même (comme s’il ne l’était déjà pas assez) pour nous offrir Ye (anciennement baptisé Turbo Grafx 16, puis Love Everyone), son huitième album studio. Un opus sur lequel il travaille depuis deux ans dans les hauteurs du Wyoming, à Jackson Hole.
C’est d’ailleurs dans ce ranch/studio reculé que Yeezy a donné rendez-vous au monde entier pour le lancement de son nouvel album. Il y a organisé une “listening party” dantesque à laquelle Konbini était convié.
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Un libre-penseur bipolaire
Kanye affiche un sourire éclatant sur les images du live de l’événement (c’est suffisamment rare pour être signalé), mais il ne faut pas oublier pour autant qu’il a souffert ces derniers temps – et ça se ressent. Ce n’est un secret pour personne, le rappeur a connu en 2016 un craquage émotionnel total. Une dépression soudaine qui l’a conduit du jour au lendemain en hôpital psychiatrique.
Il est alors diagnostiqué bipolaire. Une pathologie désormais assumée par l’artiste. Il va même jusqu’à l’affirmer en bonne et due forme sur la pochette de son album (où l’on voit notamment la photo d’un paysage du Wyoming, prise alors qu’il se rendait à sa fameuse listening party) : “Je déteste être bipolaire, c’est génial.”
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Il est difficile de trouver un autre grand album de rap parlant autant de la santé mentale de son auteur. D’entrée de jeu, dès le premier morceau, il évoque ouvertement ses troubles et même ses pensées suicidaires : “The most beautiful thoughts are always besides the darkest” (“Les plus belles pensées côtoient toujours les plus sombres”). Ces mots font aussi écho à la tempête médiatique dont Kanye a récemment fait l’objet.
Sur le morceau suivant, le Chicagoan parle aussi de son addiction aux opioïdes, apparue pendant son internement. Des sujets sur lesquels il avait déjà été très ouvert, lors de son interview fleuve avec Charlamagne Tha God. Le ton est donné, cet album va lui servir d’exutoire.
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C’est un fait : Kanye a beau être mégalo comme pas deux, il n’a jamais eu peur de montrer ses faiblesses. Il n’en reste pas moins farouchement attaché à sa confiance en lui-même, qu’il clame dans “Yikes” : “Je suis bipolaire… c’est mon superpouvoir… Je suis un super-héros ! Oui, je suis un super-héros !”
De ce fait, il affiche une fermeture d’esprit totale quand il s’agit d’être aidé par les autres : “I don’t take advice from people less successful than me”, (“Je n’écoute pas les conseils de ceux qui ont moins de succès que moi”, ce qui, soit dit en passant, n’est pas une bonne idée), affirme-t-il dans “No Mistakes”.
La seule capable de le raisonner un tant soit peu, c’est sa dulcinée Kim Kardashian. Cette dernière le défend d’ailleurs dans chacun de ses scandales, quel qu’en soit le prix. À cette femme qui réussit à le canaliser, il dédie justement un morceau, “Wouldn’t Leave”. Un titre dans lequel il la remercie de toujours croire en lui et de ne jamais l’abandonner, malgré les foudres qu’il attire sur lui.
En moins de 20 minutes, Kanye a dit tout ce qu’il avait sur le cœur. Désormais en paix avec lui-même, il ne lui reste plus qu’à s’assurer de l’avenir des siens. C’est ainsi qu’il rappe les derniers mots de son album à ses enfants, en particulier à ses filles North et Chicago.
“Violent Crimes” exprime entre autres ses craintes quant à leur avenir, notamment la façon dont elles seront traitées par ceux qui ont encore aujourd’hui une mauvaise image des femmes. Malgré tout, il reste persuadé que ses enfants auront suffisamment de caractère pour faire preuve d’autodétermination.
Beaucoup adorent détester Kanye, mais l’humanité, la sensibilité et la clairvoyance dont il fait preuve face à ses problèmes personnels permettent à l’auditeur de mieux le comprendre, le rendant immédiatement plus attachant. Yeezy ne signe peut-être pas son album le plus audacieux, mais Ye est fascinant.
Une direction artistique sans faille
Comment parler d’un album de Kanye West sans évoquer sa production et sa direction artistique globale ? Après le somptueux travail effectué sur Daytona, le dernier album de Pusha T, il n’y a plus aucun doute sur le fait que Kanye n’a pas perdu la main.
Samples de soul, transitions décousues, riffs de guitare électrique, doux piano, chœur de gospel… La méthode Kanye fait mouche encore une fois. À l’oreille, cela reste minimaliste, tout en donnant à l’ensemble une richesse musicale hors norme. En proposant une atmosphère sonore à la fois classique et hors du temps, il prouve qu’il n’a pas le cul entre deux chaises, mais définitivement un pied dans le futur.
Tout cela se constate également dans les featurings, très nombreux par rapport au nombre de tracks : Ty Dolla $ign, Kid Cudi, Jeremih, PARTYNEXTDOOR, Charlie Wilson, Dej Loaf, Nicki Minaj et même les dernières recrues de son label, Valee et 070 Shake.
Et comme d’habitude avec Kanye, si l’album se veut avant tout personnel, chacun des invités a sa place, même si certaines performances vocales ne se limitent qu’à quelques backs. Le point culminant de cette formidable cohésion collective est “Ghost Town” – une ode à la liberté retrouvée portée par les voix uniques de Kanye PARTYNEXTDOOR (et non John Legend), Kid Cudi et 070 Shake, qui nous donne l’impression d’avoir des ailes.
Alors oui, la substance est magnifique, les productions brillantes et l’écriture fine, spontanée et émouvante, mais ne manque-t-il pas quelque chose d’essentiel dans cet album ? En effet, on aurait apprécié avoir des éclaircissements sur ses soi-disant “nouvelles idées” qu’il défend bec et ongles.
Rappelons que ses troubles psychiatriques ne peuvent en rien justifier ses récents positionnements politiques et intellectuels. On parle quand même d’une personnalité publique qui a ouvertement déclaré en interview que “l’esclavage [aux États-Unis] était un choix”. Contrairement à la plupart des belles histoires, le pouvoir de l’amour ne sera pas suffisant pour le sauver. Pas cette fois.
Un sombre génie déchu ?
Après la tempête médiatique provoquée par Kanye, une question était dans tous les esprits : va-t-il préciser ses idées politiques et positionnements douteux en musique ? Quelques heures avant la sortie de Ye, Pusha T déclarait : “Avec cet album, vous aurez toutes les réponses que vous cherchez.” L’heure est maintenant au bilan, et force est de constater qu’il n’a pas vraiment répondu à cette question centrale. Du moins, pas entièrement.
Pourtant, les attentes étaient grandes. Beaucoup spéculaient même autour d’une hypothèse aussi folle que plausible : la théorie dite “du prestige”. En résumé, celle-ci tendait à prouver que derrière les polémiques successives, Yeezy était en fait au cœur d’une performance artistique, dont le point culminant serait atteint sur cet album.
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En outre, il avait fait savoir que les projets qu’il a produits récemment feront tous sept titres, au prétexte que ce serait amplement suffisant pour dire tout ce que l’on a à dire. Cependant, alors qu’il rappe sur les seins de Kim Kardashian, il n’a signé aucune ligne sur “son frère” Donald Trump, ses longs threads sur Twitter ou encore ses ambitions politiques pour 2024.
En somme, Ye offre un voyage de 23 minutes intense, sincère et émotionnel, mais laisse irrémédiablement un goût d’inachevé, notamment en raison de cet étrange silence. Pour trouver des réponses, il faudra malheureusement se contenter de son single politique “Ye Vs. The People” et de quelques “Poopy-di-scoop. Scoop-de-di- whoop”.
Alors certes, dans le morceau “Wouldn’t Leave”, il fait allusion à ses propos houleux sur l’esclavage, mais sans réellement afficher un quelconque désir de repentance. Finalement, la seule réponse que l’on obtient avec ce disque, c’est une chose que l’on savait déjà : Kanye est un génie. Un génie fou à lier, et trop souvent complètement con. Mais un génie quand même.