La toute première fois qu’une musique m’a vraiment fait pleurer, c’était devant Shrek 3. Rappelez-vous la scène de la prison, notre ogre vert préféré privé de sa princesse Fiona alors que résonnent les notes de “9 Crimes” de Damien Rice. À l’époque, je dois avoir dix ans, il me reste probablement des dents de lait à perdre et je n’y connais absolument rien à l’amour. Pourtant, toute l’émotion du morceau me traverse. Depuis, une question me taraude : pourquoi les peines de cœur mènent à de si jolies chansons ?
Publicité
“Je vis à nouveau un chagrin d’amour. C’est différent, mais d’un côté, c’est pareil. J’ai mal tout le temps, j’oublie pourquoi et puis je me souviens. Je comprends maintenant qu’il ne faut pas se cacher de la douleur, qu’il y a en fait une grande beauté à aller de l’avant avec elle.” C’est avec ces mots que Lorde a annoncé dans sa dernière newsletter traverser une nouvelle peine de cœur. C’est assez d’informations pour enflammer sa fanbase, qui crie déjà au génie de son prochain album, annonçant même une seconde partie de son emblématique disque Melodrama. Mais pourquoi ?
Publicité
Le cas de Lorde
Pour rappel, Melodrama, le second album de la chanteuse néo-zélandaise sorti en 2017, faisait suite à une rupture et était décrit par l’autrice comme “un disque sur la solitude”. L’album a connu un succès international retentissant et unanime, propulsant l’artiste à la première place des charts américains, lui valant même une nomination dans la catégorie Meilleur album de l’année aux Grammy Awards.
Publicité
En 2021, Lorde revenait avec Solar Power, un album radicalement plus lumineux et léger, écrit en pleine romance, avec des textes remplis de sentiments amoureux, d’hédonisme et, aussi, de substances psychotropes naturelles. Ce troisième disque connaîtra malheureusement un petit flop, tant au niveau des critiques que de la réception commerciale.
Mais alors, Lorde (et tous les autres) est-elle vraiment meilleure quand elle a le cœur brisé ?
Publicité
Pourquoi raffole-t-on des chansons de rupture ?
Il faut l’admettre, les textes qui parlent de rupture sont ceux qui nous marquent le plus. Si on vous demande de penser à un texte lumineux et rempli de love coulant, peu de choses vous viendront instinctivement en tête — du moins, si on postule que “J’irai où tu iras” de Céline Dion n’est pas éligible. À l’inverse, tout un tas de textes torturés appartiennent à l’imaginaire collectif : “Someone Like You” d’Adele, “When I Was Your Man” de Bruno Mars ou, plus proche de chez nous, le “Il avait les mots” de Sheryfa Luna — pépite.
Au-delà de la qualité de la musique en tant que telle, il faut donc également considérer la réception du public. Car s’il y a une chose qu’on ne peut nier, c’est que les mélomanes de la chanson pop sont tout particulièrement friands de chansons de rupture. Une étude menée sur 400 participant·e·s et publiée en 2021 dans l’un des numéros de la publication sociologique Journal of Aesthetic Education nous apprend que la plupart des mélomanes préfèrent la dimension émotionnelle d’un morceau à sa dimension technique.
Publicité
Un tube pop qui traite avec extravagance des ravages d’une peine de cœur peut donc se passer de rythmes sophistiqués ou d’une musicalité impeccable, comme l’a prouvé le morceau “drivers license” d’Olivia Rodrigo à ses débuts. En ce sens, la catégorie des morceaux de rupture ne se cantonne pas aux ballades crève-cœur larmoyantes. Les plus grands breakup songs sont probablement ceux qui nous font oublier nos ex sur la piste de danse, un mouchoir imbibé dans la main (et un Gin Tonic dans l’autre). On pense forcément à “Flowers” de Miley Cyrus, “Believe” de Cher et, surtout, “I Will Survive” de Gloria Gaynor, la véritable pierre angulaire en matière de breakup song.
Les ruptures sentimentales font partie des rares situations de vie qui convoquent toute une myriade de sentiments, dans un ordre qui peut différer d’une personne à l’autre : la tristesse, le vide, la solitude, la rage, la remise en question, l’amour de soi, la vengeance, l’apaisement. Tant démotions qui se retrouvent cristallisées dans le monument de Gaynor, et qui représentent une mine d’inspirations à la source d’albums plus riches, plus intenses, plus personnels.
Publicité
“La musique ne naît pas seulement des endroits tristes.”
Sauf que lorsqu’il est question de donner corps à cette intensité, la déprime sentimentale n’est pas forcément l’idéal. Dans une interview pour le webzine franco-belge La Vague Parallèle, la chanteuse britannique Nilüfer Yanya partageait des mots sages sur le sujet :
“Il y a tout ce mythe qui dit que les artistes doivent souffrir pour faire de l’art et de la musique qui soient vraies. Sauf que c’est un peu court-circuité de penser comme ça. La musique ne naît pas seulement des endroits tristes. J’ai galéré et j’en ai écrit des chansons, mais j’ai eu besoin d’être dans un climat plus agréable et sécuritaire pour pouvoir donner vie à ces morceaux.”
La tristesse serait donc indispensable aux textes mémorables, mais une véritable tare au moment de travailler et d’habiller ses textes. Pleurer en écrivant une lettre d’amour à son ex, c’est OK. Pleurer en studio au moment de placer le bon kick au bon endroit ou pousser la bonne note au bon moment, ce n’est pas OK.
Le secret d’un bon album n’existe finalement peut-être pas, mais il semble fort probable qu’une rupture sentimentale ait plus de chance qu’une période d’amour paisible de mener à un disque mémorable, et ce pour toute l’intensité et la vulnérabilité que la peine de cœur dégage, deux éléments dans lesquels l’être humain se retrouve toujours. Parce que, dans le fond, on aime tous et toutes un peu de drama dans sa vie.