La tristesse collective suscitée par la disparition soudaine de Jean-Pierre Bacri a peu d’équivalents. L’acteur, décédé à 69 ans le 18 janvier 2021, était adoré de tous et laisse un vide dans le cinéma français.
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Mais si l’on imagine souvent Bacri comme un bougon râleur à l’image de certains de ses rôles, comme dans l’excellent Le Sens de la Fête de Toledano et Nakache qui est diffusé ce dimanche 20 novembre sur TF1, c’est manquer une grande partie du personnage. Car en fouillant dans sa filmographie, en regardant de plus près, on y trouve bien plus. Tellement plus. Voilà, en cinq exemples, le type de personnages qu’il a pu camper, et ce qu’il se cache derrière.
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Éric Guidolini, dit Guido, dans Mes meilleurs copains (1989)
Avant de devenir l’acteur râleur mais touchant qu’on connaît en duo avec Agnès Jaoui dans les années 1990, Jean-Pierre Bacri est un second rôle de choix dans les années 1980, avec notamment Alexandre Arcady pour Le Grand Pardon ou Le Grand Carnaval, inspecteur Batman dans le Subway ambitieux de Luc Besson ou encore Coup de foudre et La Baule-les-Pins avec Diane Kurys.
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Mais un de ses rôles les plus emblématiques, plein de nuances, est celui de Guido dans le très réussi Mes meilleurs copains de Jean-Marie Poiré sorti en 1989, quatre ans avant Les Visiteurs. Avec douceur mais sans être toujours très tendre, le film suit les retrouvailles entre une bande d’amis inséparables depuis les années 1960 et leur amour de jeunesse.
Joués par Christian Clavier (qui coécrit aussi le film), Gérard Lanvin, Philippe Khorsand, Jean-Pierre Darroussin et Jean-Pierre Bacri, les cinq amis se retrouvent autour de leurs souvenirs, et surtout ceux de Bernadette qui revient pour un concert unique à l’Olympia. À l’époque, ils formaient un groupe de rock, dissout au début des années 1970 lors du départ de Bernadette au Canada pour une carrière internationale. Chacun a sa propre histoire sur cet événement.
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Les amis passent alors un week-end ensemble à la campagne, ressassant toute cette période pleine d’idéaux, réglant leurs comptes tout en toisant leur évolution respective. Le personnage de Jean-Pierre Bacri est un des plus nuancés, dévoilant au fur et à mesure ses envies et sa sexualité. Chanteur et leader du groupe à l’époque, il réalise ensuite des films en Italie et revient avec un amant. Refoulant son homosexualité, il part faire des kilomètres à vélo pendant le week-end, clamant haut et fort son abstinence.
Son poste de directeur commercial chez Contrex semble ne pas vraiment le passionner, mais il en parle avec ferveur. Un rôle dans lequel Jean-Pierre Bacri excelle et qui nous permet de le voir cheveux longs, en train de chanter du rock psychédélique. Un moment rare et inestimable.
Jean-Pierre dans Didier (1997)
Surréaliste, cette comédie, aujourd’hui érigée au rang de classique, brille surtout pour la prestation chienne d’Alain Chabat. Jean-Pierre Bacri y incarne un agent de foot hors pair. “[J’ai écrit] le rôle de Bacri pour Bacri, ça, c’est sûr. Et ça m’aurait bien fait chier qu’il dise non”, confiait Alain Chabat à Première lors de la sortie.
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C’est vrai que nous aussi, on se serait bien fait chier s’il avait décliné une pareille occasion de s’illustrer dans la peau d’un mec complètement dépassé par la vie. Dans le rayon des répliques culte du cinéma français, Jean-Pierre Bacri règne en maître avec Didier. S’il éduque un homme à ne “pas sentir le cul des gens”, son accent chantera toujours à nos oreilles entre son “con de chien” et son inimitable “miam miam Didier”.
On ne se lassera jamais d’entendre ses réflexions philosophiques sur la transformation surnaturelle d’un chien en homme, car Didier est le symbole de la comédie populaire qui ne vieillira jamais. Motivé par le talent et le culot d’Alain Chabat, le comédien regretté a habité ce rôle unique avec un cynisme et un détachement que lui seul savait jouer. L’Hexagone ne parle que des Jabac (Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri), mais il peut aussi remercier ce duo de choc pour les fous rires, assis ou couchés, qu’ils nous ont procuré. Et puis l’association de Chabat avec Bacri (Didier, Le Goût des autres, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, La Cité de la peur) a toujours fait mouche.
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Jean-Jacques dans Le Goût des autres (2000)
Jean-Jacques est un peu à côté de la plaque. Un peu déprimé par les murs roses de chez lui et la propension de sa femme à ne lui offrir aucune liberté dans la décoration de sa maison. Jean-Jacques est un chef d’entreprise terne, dans une entreprise aussi terne que lui. Alors qu’il assiste à une représentation au théâtre, il tombe sous le charme de l’actrice principale, Clara, qui s’avère être aussi sa professeure d’anglais.
Dans Le Goût des autres (2000) d’Agnès Jaoui, Jean-Pierre Bacri incarne ce Jean-Jacques Castella qui découvre un nouveau milieu, loin du sien. Un milieu cultivé, qui enchaîne les cocktails lors de vernissages d’art où les journalistes ne daignent se rendre, se moque de ses blagues grossières et profite de son argent lorsqu’il s’entiche d’un tableau aimé d’un coup d’œil.
Jean-Pierre Bacri est toujours sur un fil, celui de l’étonnement lié à sa rencontre avec Clara, de la franchise à l’égard de ses appréciations culturelles parfois limitées et d’un personnage finalement bienveillant, qui n’hésite pas à raser son énorme moustache pour plaire tout en découvrant que personne n’a rien remarqué – et s’en énerve en conséquence.
Il en résulte un rôle marquant dans l’histoire du cinéma français, porté par l’écriture sublime des autres rôles par Agnès Jaoui : celui de Gérard Lanvin en garde du corps sensible, d’Alain Chabat en chauffeur malmené ou d’Anne Alvaro qui éconduit doucement Castella.
Quelques heures, semaines et années après avoir vu Le Goût des autres, on se souvient encore et toujours d’un Jean-Pierre Bacri parfait en honnête homme sentimental qui essaie tant bien que mal d’être remarqué et, finalement, en devient encore plus attachant.
François dans La Vie très privée de Monsieur Sim (2015)
Si Bacri était le roi du bon mot tout en économie de mots, François Sim, “comme la carte”, est atteint d’une logorrhée ennuyeuse à mourir. Dès les premières minutes du film, il pose le décor de sa vie personnelle, familiale, professionnelle et amoureuse à la dérive à son voisin d’avion qui finit par mourir d’ennui, au sens littéral du terme. François Sim est officiellement l’homme le plus seul du monde.
Lorsqu’il se voit offrir un poste de représentant en brosses à dents écologiques en poils de sanglier qui en aurait déprimé plus d’un, lui y voit enfin sa planche de salut et va profiter de cette opportunité pour partir en road trip commercial et recomposer le puzzle de sa vie tout en composant son propre puzzle social.
Si François Sim est dépressif, il est un dépressif joyeux qui camoufle son mal-être et sa solitude sous une bonne couche d’ingénuité, désespéré de bien faire et de se faire aimer de ses pairs, en les étouffant sous des kilos de maladresse. Bacri a incarné des nombreux rôles de dépressifs, mais son interprétation de Monsieur Sim est à la fois multiple et à contre-emploi.
S’il ne se défait pas de ce physique éternellement revêche, son sourire enfantin un peu idiot et ses sourcils en circonflexe lui confèrent un air perpétuellement étonné et injectent dans ce personnage une pureté qui n’a pas sa pareille. La vie de Monsieur Sim est d’une tristesse infinie, mais Jean-Pierre Bacri l’a rendue un peu plus tolérable à nos cœurs.
Castro dans Place publique (2018)
Bacri aimait jouer des personnages qui ne lui ressemblaient vraiment pas. Il y prenait même un malin plaisir. Plus que le râleur qu’on imagine habituellement, l’acteur nous a offert par exemple quelque chose d’assez rare, voire d’inédit, dans sa dernière collaboration avec sa partenaire de toujours, Agnès Jaoui, Place publique.
Place à Castro, présentateur vedette sur la sellette, vieillissant, aimable comme un cochon, possessif, méchant, qui a peur de vieillir. Qui est connu, et ne supporte pas les petites gens. “Un con, un misogyne, un réac”, comme le dit l’intéressé dans cet entretien au Figaro.
L’opposé de ce qu’était Bacri dans la vie réelle, lui qui se disait de gauche et féministe. Et ça lui plaisait :
“Je joue vraiment le contraire de ce que je pense être. […] Certains de ces animateurs télé me dégoûtent tellement que j’avais un vrai plaisir à devenir l’un d’entre eux.”
Mais derrière ce masque, se trouve une véritable réflexion sur l’impossibilité de vieillir dans cette profession, la peur d’être remplacé en permanence, la peur de l’image que l’on renvoie. On ne sait pas à quel point cela ressemble aux craintes qu’avait l’artiste en vrai, mais cela demande quoi qu’il en soit une certaine forme d’autodérision assez forte.
Article coécrit par Arthur Cios, Lucille Bion, Aurélien Chapuis, Louis Lepron et Manon Marcillat.