Luz est un garçon bien singulier. Ce n’est pas nous qui le disons, mais la grande Virginie Despentes, dans sa très belle postface pour Hollywood menteur, l’avant-dernier bouquin du dessinateur sorti en avril 2019. Elle explique ainsi :
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“À l’époque où il a commencé à s’intéresser aux féminismes comme si ça le concernait, on n’avait pas trop besoin de réclamer le droit d’organiser des assemblées féministes non mixtes : les mecs ne venaient jamais. Et encore moins les mecs hétéros. […]
Luz avait quelques années d’avance sur ses collègues masculins et il n’avait pas l’impression de ne pas être concerné par ce que les féministes avaient à dire et encore moins de se faire émasculer en se mêlant à elles.”
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Des histoires fortes qui vont à mille à l’heure, des récits de voyages qui prennent aux tripes… Si ses dessins l’ont toujours montré, il ne faut que quelques secondes de discussion pour s’en rendre compte : Luz est bien singulier. Face à nous, il est timide, réfléchi, et engagé, surtout. Pas étonnant que Despentes ait vu en lui quelque chose que les autres n’avaient pas encore décelé. Et pas étonnant non plus que ce soit à lui qu’on ait proposé la tâche monstre d’adapter le culte Vernon Subutex en BD.
En résulte un livre dingue : 300 pages de dessins en feu d’artifice, qui racontent avec la même magie la chute et la renaissance d’un homme. Un disquaire qui a tout perdu, qui erre et qui essaie malgré tout d’avancer. Pas étonnant encore une fois que Luz ait accepté le défi, lui qui est en exil depuis les attentats du 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo, où il travaillait depuis le milieu des années 1990.
51 minutes, c’est le temps qu’on a passé avec lui au téléphone. L’occasion de discuter de son engagement féministe, de la naissance de cet opéra-rock en BD, de retrouvailles nécessaires, de Shining, et bien plus encore.
Konbini | Pour commencer, quel était ton rapport avec l’œuvre de Despentes avant que tu la rencontres ? [La première rencontre s’est faite autour d’un numéro de Charlie Hebdo sur le féminisme en 2011, ndlr.]
Luz | [Il réfléchit longuement et hésite.] Je connaissais Despentes de notoriété, je connaissais Baise-moi, et je… Non ! Je sais ! Ma première rencontre avec son œuvre, c’était en 2005, pour un truc tout bête : on m’avait demandé de faire un caméo dans Tel père telle fille, l’adaptation de son bouquin Teen Spirit (2002), que j’ai lu par la suite. C’était génial [rires]. J’ai joué un mec bourré dans ce film. Je suis tellement excellent que j’étais dans le trailer. Puis j’ai lu Baise-moi et j’ai suivi de près ce qu’elle faisait.
Est-ce que tu situes ta prise de conscience féministe à ce moment-là ?
C’est difficile à dire. Ce que je sais, c’est que je me suis vachement construit contre le masculinisme – même si on n’en parlait pas. Certes, j’étais dans une rédaction de mâles, mais pas de mâles dominants. J’ai l’impression que je me suis construit féministe parce que je ne comprenais pas ce que je voyais. Tu sais, j’étais un gamin avec des lunettes, on m’a obligé à m’intégrer à la testostérone ambiante. Moi, ça me faisait chier.
Si on peut définir un moment de basculement, c’est peut-être en 2004, quand j’ai découvert la tendance riot girl et que j’ai vu Le Tigre en concert au festival Les femmes s’en mêlent. J’ai compris que j’étais dans ce camp-là. La musique devenait encore plus intéressante pour moi : jusque-là, sans m’en rendre vraiment compte, j’écoutais de la musique conçue par des hommes des années 1970, surtout du heavy rock des années 1970, même si j’ai toujours été fan de Bowie. Pour une seule PJ Harvey, tu as énormément de mecs.
Ça m’a suivi. J’étais à fond dans la musique à ce moment-là parce que je faisais un bouquin sur le DJing, qui ne m’intéressait que pour boire des bières gratos. On est d’accord, non ? [Rires.] Je faisais un fanzine, Claudiquant sur le dancefloor, avant d’écrire Faire danser les filles. C’était devenu une obsession. Comment faire pour faire danser hommes et femmes ensemble ? J’étais persuadé que l’égalité passerait par la danse.
Tu étais un amoureux de la musique, mais tu n’en écoutais plus depuis les attentats de 2015. Vernon Subutex est consacré à cette thématique. Ce projet vient-il d’une envie d’y retourner, ou t’y a-t-il redonné goût a posteriori ?
Difficile à dire car, pour être honnête, je n’en sais rien. Quand j’ai lu le premier tome [de Vernon Subutex, ndlr] en 2017, ce n’est pas la musique qui m’a marqué, mais l’ambiance. Le fait qu’on parle de la vie, du deuil, de la déchéance, de toutes les fractures transversales. La musique était centrale, mais ça dépassait ça. Je me retrouvais intégré à une bande de gens, une bande de potes. Pour moi, c’était ça, Vernon.
J’ai lu les deux autres tomes plus tard, quand on m’a proposé l’adaptation, parce que j’ai eu du mal à le “binge-lire”. Le premier était une trop grosse claque, j’ai mis du temps à respirer avant de me plonger dans la suite. On m’avait dit qu’il fallait être préparé. Et quand j’ai lu les autres, c’est vrai que, tout d’un coup, il y a eu des étincelles, quelque chose qui a marché.
Effectivement, je n’écoutais pas de musique à ce moment-là, ou seulement de la musique concrète du genre “Quatuor à cordes hélicoptère” de Karlheinz Stockhausen, avec quatre hélicoptères et des violonistes. Je n’arrivais pas à renouer avec le charnel de la musique.
D’un coup, en face de moi, il y avait un type, un pote. On me proposait de recréer la vie d’un type que j’aurais pu rencontrer à un concert, à un festival, qui aurait pu être un copain. Un copain avec qui tu peux parler de musique, d’autres choses, mais pas un mâle alpha non plus. Vernon ne va pas faire de concours de bites. Il est plutôt du genre à chercher le nom de l’obscur batteur de tel groupe, comme moi [rires].
“Le dessin et la musique, c’est une manière de respirer pour moi”
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“Dans l’écriture de Stephen King, les choses les plus horrifiques se passent dans la vie quotidienne”
C’est un bouquin que j’ai lu sur smartphone. C’était la première fois que je téléchargeais un livre comme ça, je le transportais partout. Je ne pouvais plus aller en librairie après les attentats. En numérique, je pouvais lire partout : dans la bagnole de flics, à Libé quand ils m’ont hébergé. Je l’ai lu plusieurs fois, cinq à sept fois, en anglais. J’ai même fini par avoir un kyste sur le pouce parce que je n’avais pas l’habitude d’avoir ce mouvement-là avec le doigt. J’ai eu l’impression que je me transformais en personnage de Stephen King. Qu’au bout du doigt, un monstre apparaissait [rires].
Je me suis dit qu’il y avait beaucoup de choses que je pouvais très bien interpréter. La perdition, le gouffre. C’est intéressant parce qu’il y a des dessinateurs qui ont fait ça, comme Druillet… Mais il y a un truc en plus avec ce projet, c’est que dans l’écriture de Stephen King, les choses les plus horrifiques se passent dans la vie quotidienne.
Je suis obsédé, depuis, par ça. Même avant 2015, ça ne se voyait peut-être pas dans mon travail, mais on est toujours entre le réel et le fantastique, et quand la brèche s’ouvre, on ne sait pas quoi faire. C’est la base de nos peurs, de ce qui nous fait marcher. C’est le néant qui te permet d’avancer quand t’es athée. J’ai compris ça un jour.
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“La vie, à un moment, c’est un peu des effets spéciaux des années 1980 : tu n’y crois pas, mais tu y vas quand même. Moi, j’ai vécu ça.”