C’était il y a 50 ans. La Maman et la Putain, chef-d’œuvre total, pervers, dérangeant de Jean Eustache était projeté au Festival de Cannes et faisait scandale en remportant le Grand Prix alors même qu’il était devenu la cible de la critique, à l’image de Gilles Jacob, pas encore président du festival mais plume influente du milieu qui y voyait un “non-film, non filmé par un non-cinéaste et joué par un non-acteur”.
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Cette proposition artistique hors norme de 3 h 40, inspirée directement de la vie et des amours de son réalisateur et gavée presque maladivement par les obsessions de la Nouvelle Vague était alors devenue un objet mythique du cinéma français. Un film quasi disparu, que certains continuaient, en secret, à porter aux nues mais que la plupart pourfendaient sans retenue.
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Grâce au travail toujours très précieux des Films du losange et du producteur Charles Gillibert, Jean Eustache a eu le droit, l’année dernière, à une seconde chance, une rédemption inespérée à l’endroit même où sa décadence avait commencé. Une nouvelle version restaurée, à couper le souffle, projetée dans le cadre de Cannes Classics, la sélection patrimoniale de la 75e édition du Festival de Cannes, a ainsi illuminé la Croisette l’année dernière. Le film a beaucoup fait parler de lui. À tel point que la ressortie en salles qui a suivi a été un franc succès.
Pourquoi alors s’arrêter en si bon chemin dans cette noble entreprise visant à redorer le blason d’un de nos plus grands réalisateurs ? Pour continuer sur cette belle lancée, Les Films du losange inaugurent dès ce mercredi 7 juin une rétrospective exceptionnelle consacrée à Jean Eustache, une ressortie en salles des 13 films qui composent son œuvre unique.
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Le cinéma pour pourfendre la morale
Tout l’été 2023 à partir d’aujourd’hui, dans le réseau MK2, que ce soit au Reflet Médicis dans le 5e arrondissement de Paris, au Lumière Bellecour à Lyon ou dans une vingtaine de villes à travers la France, les chefs-d’œuvre méconnus de Jean Eustache se dévoileront aux yeux du public dans une magnifique version restaurée 4K. 13 films, une filmographie courte mais puissante qui traverse les générations et interroge avec force notre monde contemporain, et des thématiques redondantes, aussi politiques que poétiques : l’art de la parole, la séduction, le désir, la mise en image comme reproduction ou comme trahison de la vérité.
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Si l’année dernière, on a déjà évoqué longuement sur le site le chef-d’œuvre La Maman et la Putain qui sera bien évidemment projeté tout au long de la semaine, les autres œuvres moins connues de Jean Eustache méritent également le détour. En les visionnant toutes, on se rend surtout compte des thématiques qui obsèdent la fiction du réalisateur.
Au tournant des années 1960 et 1970, dans une France corsetée, prude, puritaine, Jean Eustache cache derrière une langue travaillée une exploration intime, crue et sans fard de l’émoi amoureux de la jeunesse. Il s’amuse à créer des personnages qui font de la drague et du sexe un mode de vie, il raconte les désirs envahissants, parfois même les désirs interdits. De quoi bafouer la morale et susciter le scandale.
Dans ses deux premiers films, des courts métrages sulfureux, il met en scène des dragueurs incorrigibles prêts à tout pour assouvir leurs fantasmes. Dans Le Père Noël a les yeux bleus, il met déjà en scène son acteur fétiche, Jean-Pierre Léaud, dans un rôle de dilettante décadent qui séduit les femmes, déguisé en Père Noël. Dans Les Mauvaises fréquentations, il fait le récit d’une nuit endiablée entre deux jeunes hommes à la recherche d’une conquête et une jeune fille qui veut aller danser.
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Son œuvre de fiction ne compte que deux longs métrages, La Maman et la Putain bien sûr mais aussi un autre monument, Mes petites amoureuses. Film largement autobiographique, comme l’est toujours son cinéma, il raconte l’arrivée dans une nouvelle ville d’un jeune garçon, son entrée au collège et sa découverte de l’amour. Il en reste une scène sublime restée dans l’Histoire du septième art.
Le documentaire comme terrain d’expérimentation
Mais Jean Eustache, c’est aussi une œuvre documentaire à part qui s’attache à raconter de l’intérieur, comme si la caméra était tapie dans l’ombre, dans certains rituels folkloriques français. Avec un naturalisme brut, le réalisateur s’immisce dans les campagnes et observe leurs traditions. Dans Le Cochon, il filme au plus près le déroulement d’un rituel de la vie à la ferme, en Ardèche : la transformation du cochon en charcuterie.
La Rosière de Pessac, filmé dans son village natal en 1968 montre, quant à lui, l’élection annuelle de la jeune fille la plus vertueuse de la commune. Un rite archaïque, mené de concert par le maire et le curé de la commune et qui comporte son lot d’étapes obligées : réunions préparatoires, vote, annonce du verdict, défilé en robe blanche, banc d’honneur et bien sûr, le bal. Désireux de montrer l’évolution idéologique d’une fête traditionnelle en France, Jean Eustache réalisera un peu plus de dix ans plus tard La Rosière de Pessac 79 et racontera les profondes mutations qui ont secoué cette élection en seulement une décennie. Cette fois, ce n’est plus la vertu qui compte mais le mérite. Une valeur devenue l’obsession de la jeune Ve République.
Deux autres films documentaires sont plus de l’ordre du dispositif et illustrent une obsession formelle qui a traversé l’œuvre de Jean Eustache : le plan fixe face caméra. Il utilise ce principe de réalisation pour la première fois en 1971 avec Numéro zéro. Pendant près de deux heures, il filme sa grand-mère Odette Robert qui lui raconte sa vie. L’idée est de faire se confondre objet filmique et discussion réelle. Le cinéma devient réalité.
Il reconduit l’opération avec le troublant diptyque Une sale histoire, un film découpé en deux, une partie documentaire et une partie fictionnelle. Dans la première moitié, Jean-Noël Picq, proche de Jean Eustache, raconte devant un groupe d’amis, dont le réalisateur lui-même, comment il est devenu voyeur en regardant par un trou dans les toilettes des dames et digresse sur son obsession pour le sexe. Dans la seconde partie, c’est l’acteur Michael Lonsdale qui joue et raconte l’histoire, sous la forme d’un monologue saisissant. Une reproduction mimétique du réel par la fiction.
Son dernier film utilisera lui aussi le plan fixe face caméra. Dans Les Photos d’Alix, Alix Cléo Roubaud, amie de Jean Eustache, commente des photographies qu’elle a faites. Peu à peu le trouble naît entre la parole et l’image et surgit alors une allégorie puissante du cinéma du réalisateur.
Infos pratiques : tous ces films sont à retrouver à partir d’aujourd’hui et tout l’été 2023 dans le réseau MK2, au cinéma Reflet Médicis dans le 5e arrondissement de Paris, au Lumière Bellecour, à Lyon et dans une vingtaine de villes à travers la France.