Zaffan est une jeune adolescente de 12 ans qui vit dans un village rural en Malaisie. Avec ses deux copines Farrah et Mariam, elles vivent l’exaltation de leur début de puberté. Essayage de soutien-gorge, enregistrement de vidéos de danse type TikTok, discussions autour de l’arrivée de leurs règles… Seulement le corps de Zaffan ne change pas comme celui des jeunes filles de son âge.
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Ce premier long-métrage de la réalisatrice malaisienne Amanda Nell Eu a remporté lors du dernier festival de Cannes le Grand Prix de la Semaine de la critique. Comme l’a dit Ava Cahen, déléguée générale de la Semaine de la critique, au moment de la présentation de Tiger Stripes, c’est “un film qui revisite avec humour et impertinence les thèmes de la métamorphose et de la rébellion adolescente”. En effet, si le film soulève des problématiques sociologiques et des questionnements féministes, il n’en reste pas moins fun et pop. De son générique aux choix musicaux, Tiger Stripes reste formellement proche de son sujet : l’adolescence.
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Puberté métaphorique
En choisissant la monstruosité pour parler de l’adolescence et des changements corporels, Amanda Nell Eu inscrit son premier long-métrage dans un corpus de films qui lient la métamorphose et la puberté. Dans l’adaptation de Dark Shadows de Tim Burton, le personnage de Chloë Grace Moretz se change en loup-garou au moment de ses règles, créant un parallèle entre les cycles lunaires, son flux et ses changements d’humeur. Si Tim Burton le fait sur le ton du pastiche et, d’une certaine manière, participe au cliché de la jeune femme hystérique en début de cycle, Amanda Nell Eu va au contraire en faire une fable féministe et galvanisante.
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Zaffan est partagée entre l’envie d’être une femme formée (notamment au niveau de la poitrine) et celle de rester une enfant, comme ses copines. Elles ne sont, par la force des choses, plus en adéquation avec ce que la société malaisienne attend d’elles. Ici, cette société est majoritairement représentée par l’autorité scolaire, qui souhaite garder le contrôle sur des enfants dociles. Mais Zaffan devient rapidement une métaphore, celle de la femme libre, celle qui embrasse le pouvoir de la parole et de la jouissance. Elle l’exprime notamment par la danse et en libérant ses cheveux du voile qu’elle n’a pas l’air d’apprécier. Sa longue chevelure noir corbeau représente souvent l’état d’esprit de Zaffan pendant le long-métrage : contrainte d’être couverte dans le cadre de l’autorité scolaire ou parentale, détachée lors des moments de liberté, pour finalement devenir parsemée dans les moments de souffrance.
Via le conflit entre Zaffan et ses camarades, Amanda Nell Eu, dépeint une société malaisienne encore répressive, particulièrement en ce qui concerne le féminin. Lorsque Zaffan se transforme, ses copines la rejettent. La réalisatrice met en exergue une relation conflictuelle entre le rapport sain que peut avoir une jeune femme à son corps et la pression extérieure. C’est un pattern qui se retrouve souvent dans le cinéma de genre féministe. Comment la manifestation du surnaturel/fantastique est le résultat d’un conflit qui finit par ronger ou changer le corps des jeunes filles.
Carrie au bal du diable de Brian de Palma a fait date. Carrie est devenue le symbole du féminin contrarié, de la sexualité réprimée, dans ce cas par une pression religieuse familiale. Ginger Snaps, Jennifer’s Body ou même The Lure vont explorer les tourments du féminin en utilisant des monstres issus de différents mythes : loup-garou, sirène, succube… Amanda Nell Eu emploie ce ressort scénaristique dans son premier film avec brio, et offre aux spectateurs une histoire et une mythologie uniques.
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Un vrai rugissement féministe
Le monstrueux et les jeunes filles ne sont cependant pas réservés au cinéma de genre. En 2022 sortait Alerte Rouge de Domee Shi, l’histoire d’une petite fille se transformant en panda roux géant. Mei, à l’instar de Zaffan, se confronte au manque de communication de sa famille autour de la puberté. Le monstrueux devient l’allégorie des règles, des poils, des premières manifestations du désir sexuel. Mais surtout ces films parlent du fait de devenir un individu à part entière, ici des femmes (avec tout ce que cela implique). Ce qu’a fait Domee Shi dans son film d’animation Pixar, destiné à un public jeune, Amanda Nell Eu le fait avec Tiger Stripes : mettre les spectateurs face à un constat terrible, en 2023 les règles, c’est encore tabou, même dans le cinéma.
Tiger Stripes est donc ce que l’on appelle un “coming of age”, un sous-genre cinématographique qui s’attache à suivre le parcours d’un personnage qui passe de l’enfance à l’adolescence ou de l’adolescence à l’âge adulte. Ce genre peut être un moyen de mettre en lumière des problèmes systémiques. L’enfant ne se pose pas de question sur le bon fonctionnement de son univers, familial, scolaire, etc. Il ne peut que partager son ressenti, son bien-être ou son malheur. Mais lorsqu’il devient adulte, il peut faire des choix, et lorsque ces derniers dérangent, le jeune adulte peut décider si la société est mauvaise pour lui ou non. Tiger Stripes a été censuré en Malaisie, outre le fait qu’on voit frontalement du sang de règles dans une serviette hygiénique, le long-métrage est surtout très critique de la sévérité d’une partie de la population malaisienne envers le féminin. Et tout cela au travers du regard de Zaffan.
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Non sans défauts, qui font le charme des premiers films, Tiger Stripes est un vrai rugissement féministe, qui encourage les petites filles du monde à s’enthousiasmer sur leurs transformations en femmes. C’est un long-métrage qui encourage le féminin puissant et mordant, partout dans le monde. Mais Tiger Stripes ne serait pas aussi puissant sans ses comédiennes. Zafreen Zairizal (Zaffan), Deena Ezral (Farah) et Piqa (Mariam) portent le film. Elles transmettent, grâce à leur jeu, un sentiment de révolte.
Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu est actuellement en salles, et c’est la surprise féministe et atypique de ce début d’année !