Elles ont subi le harcèlement sexuel, l’agression et le viol alors qu’elles pensaient simplement kiffer sur les concerts de leurs artistes préférés et qu’on leur a ordonné de se taire au risque de “niquer l’ambiance”. On leur donne la parole.
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“J’éprouvais du dégoût et une insécurité totale en même temps. Mais également de la colère : ça y est, ça allait être mon tour de livrer un témoignage que j’ai lu des tas de fois, à savoir une expérience de harcèlement sexuel en festival.” Elle, c’est Lou*. Lou a 18 ans, un look de lycéenne et elle habite dans le Morbihan. Une chose est sûre : lorsqu’elle a acheté sa place pour passer son premier festival avec ses amis, elle n’avait pas prévu de devoir se défendre physiquement.
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Nous sommes dans l’enceinte d’un festival breton de taille honorable, en 2017, entre 22 h 30 et 23 heures. Lou s’éloigne sans regret d’une scène en direction d’un autre concert, lorsqu’une main lui empoigne “violemment” le bras : “Un homme dans la quarantaine, qui avait donc l’âge d’être mon père, a tenté de m’embrasser de force”, raconte-t-elle.
Son réflexe : “Un coup de poing dans le ventre.” L’agresseur neutralisé temporairement, Lou prend ses jambes à son cou, elle a peur. Quelques mètres plus loin, un festivalier lui fait remarquer son air affolé, alors elle lui dépeint l’agression. Sa réponse : “C’est normal, t’es une jolie fille !”
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Résumé : après qu’elle a échappé de justesse à une agression sexuelle, Lou, qui a encore l’âge d’aller au lycée, entend de la part d’un homme qu’elle n’avait qu’à se laisser faire et que c’est de sa faute. Terriblement banal : d’après une enquête Ifop datant de novembre 2018, 86 % des femmes disent avoir été au moins une fois insultées/harcelées/agressées sexuellement dans un lieu public – dans leur ville, quartier, sur le chemin du travail, d’un apéro… Mais aussi dans les concerts et les festivals.
“Une p’tite pipe, mademoiselle ?”
“En festival, c’est la porte ouverte à n’importe quoi”, grince Sonia. À 30 ans, cette habituée des lives qui habite la région parisienne accumule les anecdotes :
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“En 2011, dans un grand festival francilien, un type a glissé ses mains sous mon T-shirt puis dans mon short, à trois reprises. Sur le site de deux autres festivals parisiens cet été, j’ai subi et été témoin d’attouchements sexuels pendant les concerts — et non, ce n’étaient pas des mouvements de foule. Lors d’un festival metal, un mec m’a proposé d’aller dans sa tente. J’ai refusé et il est devenu agressif physiquement. J’en parle souvent à des amies : on a toutes eu droit à des gestes déplacés, au moins une fois.”
Émilie*, 27 ans, de Seine-Saint-Denis : “En festival, je pense qu’ils se disent que tout est permis…” Elle raconte les multiples “tentatives de collage, d’embrassades, les mains au cul” et confie les “interpellations graveleuses” et plus ou moins blessantes, du genre “faut montrer un peu plus tes seins là !”, ou encore le fameux “une p’tite pipe, mademoiselle ?” en s’interposant devant moi alors que j’allais rentrer sur le site d’un festival…”
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Le harcèlement commence par le verbal : Lou, Émilie, Sonia et les autres femmes interrogées ont toutes un souvenir de commentaire “sexiste”, quand il n’est pas carrément “infâme” : “Pas de viol, que des putes”, ou bien le docte : “Oh, une meuf à un concert, elle veut se faire tringler !”
“Avant, j’avais tendance à l’indifférence, avoue Émilie. Mais quand le harcèlement est déjà quotidien ailleurs, je ne le supporte plus en concert : les gars qui se comportent mal, je les éjecte.” “Tu dois dire ‘Non !’ vingt fois par festival !”, témoigne Emma*, 31 ans, des Hauts-de-France, qui travaille dans l’industrie de la musique. Pourtant elle partage ce constat désespéré : “C’est un vrai zoo les concerts !”
“Peur de péter l’ambiance”
“Dans un festival allemand, un type n’a pas arrêté de me tripoter les fesses pendant toute la durée des deux derniers concerts. C’est long, deux concerts ! C’était un petit festival et je n’osais pas me retourner pour recadrer le mec, de peur de péter l’ambiance. Jusqu’à ce que je craque et que je finisse par lui gueuler dessus”, raconte Sonia.
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Caroline*, 21 ans, originaire du Var, considère de plus en plus la violence physique comme une réponse adaptée à ces agressions : “Plus ça va, plus je sens qu’un jour je vais vraiment rentrer dedans.” Les réactions aux agressions sont multiples, mais le signalement aux autorités compétentes (agents de sécurité, bénévoles, police…) ne va pas toujours de soi… Voire : “Jamais”, répondent-elles. Pourquoi ? En chœur : “Peur qu’on ne [nous] prenne pas au sérieux.”
Accusation de viol au Hellfest
À la suite de l’édition 2019 du Hellfest, une jeune femme a témoigné dans un post glaçant écrit le vendredi 28 juin et relayé sur Facebook avoir été droguée, emmenée inconsciente et violée dans le camping du festival de Clisson. Trois jours plus tard, les organisateurs de l’événement répondaient dans un long communiqué avoir tenté d’enquêter de leur côté (via les images de vidéosurveillance et après avoir interrogé des membres de l’équipe) en vain, et que les autorités policières de la région, sollicitées par le festival, n’ont enregistré aucune plainte.
Pourquoi ne pas se signaler à la police, s’indignent certain·e·s ? La parole des victimes est encore aujourd’hui bien souvent remise en question, en témoigne ce fait divers récent d’une femme agressée au cours d’un date Tinder… et qui a pris huit heures de garde à vue au commissariat de Montrouge (Hauts-de-Seine) lorsqu’elle est allée déposer plainte – faut-il vous faire un dessin ?
Lorsqu’elle s’est libérée de l’emprise de cet homme qui a voulu lui forcer un baiser, dans l’enceinte de ce festival breton, Lou a bien songé à l’indiquer à la gendarmerie, mais a renoncé : “Je pensais qu’on me demanderait si j’ai bu, si j’ai ‘fait attention’, ou bien qu’on me répondrait simplement : ‘Il était ivre, ce n’est pas de sa faute !'”
Comme le résume si bien Sonia : “La plupart des mecs avec qui j’en parle tentent de minimiser ces actes. D’après eux, on est dans un cadre festif, l’alcool est une excuse à tout. Ils ne mesurent pas l’ampleur de la chose !” À part lors de la palpation à l’entrée d’un événement, les agents de sécurité sont davantage des hommes que des femmes.
“T’es un travelo ou t’es déguisée ?”
C’est justement au cours d’une palpation que Caroline a subi une remarque dont elle se serait bien passée : “Pendant qu’il me palpait la poitrine, l’endroit qui me met le plus mal à l’aise, l’agent de sécu me balance d’un seul coup : ‘Mmmh, qu’est-ce qui nous arrive ?’ sur un ton plutôt grivois.” Caroline est une personne trans. Et même si ça fait longtemps qu’elle a “lâché l’affaire” et passe dans la file des hommes (elle reconnaît elle-même que les formations aux agents de sécurité sont encore très rares), ce n’est qu’une des nombreuses humiliations qu’elle a dû subir ce week-end-là.
“C’était rempli de beaufs. Tu ne peux pas imaginer, c’était à vomir”, commence-t-elle. Dès son arrivée sur place, “un type m’aborde et me balance : ‘T’es un travelo ou t’es déguisée ?’ Plus loin un mec m’a accostée pour me demander à combien je faisais la pipe. On m’a aussi crié des trucs sur la chirurgie esthétique. Sinon, le classique : je glande quelque part, et des gens s’arrêtent devant moi et commencent à se marrer en me regardant, sans rien dire…”
Malgré les humiliations et les remarques déplacées, Caroline a obtenu une petite mais importante victoire : des excuses de la part de l’agent de sécurité qui l’a palpée a posteriori. Les autorités du festival ont également pris contact avec elle. De petits signes qui “montre[nt] que gueuler, ça peut finir par payer”, estime-t-elle, optimiste.
“Il a fini par sortir de moi”
Emma a été droguée à son insu lors d’un concert en salle. “GHB, ecstasy… aucune idée. Je sais juste que j’étais ultra-défoncée, je ne savais plus où j’étais, raconte-t-elle. Mais ce n’est pas avec une pinte de bière que j’aurais dû me retrouver dans un état pareil.” Alors qu’elle était au bord de l’inconscience, un homme propose spontanément de la raccompagner. “Assez gentiment, d’ailleurs” : Emma accepte son aide, mais plane terriblement en route – et ce n’est pas agréable. Elle perd conscience. Brouillard. Quand elle se réveille, il est déjà trop tard : elle n’est ni chez elle, ni seule.
“J’ai un souvenir bizarre où je m’entends geindre, comme un réveil difficile après une anesthésie. Je reprends petit à petit ‘connaissance’, et là je vois ce mec au-dessus de moi. L’image est répugnante. Je suis encore complètement à côté de mes pompes mais j’arrive quand même à bredouiller : ‘Non, non, non !’ Évidemment, ça ne faisait pas partie de son vocabulaire. Il a fini par sortir de moi. J’ai enfilé mes fringues et je suis sortie. Il m’a laissée partir tranquillement, comme si tout allait bien. C’était encore plus perturbant. Je me sentais sale.”
Emma a mis des mois à comprendre qu’elle avait été droguée sciemment. Et comme de très nombreuses femmes, c’est sur elle qu’a rejailli la culpabilité : “Je pensais que c’était de ma faute, j’avais le cerveau retourné. J’ai mis deux ans pour commencer à aller mieux et arrêter de m’en vouloir.”
Même si elles n’en sont pas victimes, de nombreuses femmes considèrent ces violences comme inacceptables et souhaitent tenir un rôle dans leur éradication. C’est le cas de Carole, 38 ans. Le festival dans lequel elle a ses habitudes, elle le considère comme sa “maison” : pour elle, c’est un lieu de liberté totale. Voilà pourquoi elle n’a pas supporté les trop nombreuses expériences de harcèlement sexuel qui lui sont parvenues cet été.
Avec une amie, elle a créé un groupe Facebook “Stop au silence sur les agressions en festoche”. Originellement créé pour récolter des témoignages de victimes, relayer les faits divers et éventuellement monter des “groupes de vigilance” en festival, chargés de veiller au bon comportement de tous, “afin d’identifier les gens qui se rendent coupables de harcèlement sexuel et de les dénoncer aux autorités compétentes”. Un regret, cependant :
“Ce qui est terrible, c’est que ce sont parfois les femmes qui font reculer le mouvement : des nanas qui ont mon âge ou à peine plus vieilles osent me dire : ‘Ça a toujours existé !’ Et alors ? Ce n’est pas pour cela qu’il ne faut rien faire et ça urge d’en parler ! La honte doit changer de camp.”
Quelle est la réponse des festivals ?
Lors d’une première rédaction de cet article, qui a été autopublié sur le site Medium sous une première forme en 2017, très peu de festivals avaient accepté de s’exprimer sur le sujet : peur d’écorner leur image, d’attirer l’attention… de s’attirer la poisse, en somme. S’ils ne sont toujours pas très à l’aise avec le sujet en 2019 (qui le serait ?), une majorité d’organisateur·rice·s sollicité·e·s ont accepté de répondre.
Premier constat, rassurant : plus personne ne minimise. L’exemple du Hellfest et les deux plaintes pour viol relevées aux Eurockéennes de Belfort (au moment de la rédaction de cet article) en ce début de saison estivale ont rappelé l’humilité à nombre d’organisateurs : “On est conscients que ça peut arriver partout”, juge Flavie Van Colen, codirectrice du This Is Not a Love Song (Tinals) à Nîmes, un festival à petite jauge qui a pourtant une réputation sage.
Est-ce qu’on a plus de chances de subir des violences sexuelles dans un festival de musique qu’ailleurs ? Pour Marie-Line Calvo, programmatrice de Terres du son et de la SMAC Le Temps Machine, à Tours : “Bien sûr que non, les agressions sexuelles ne sont pas un phénomène récent, elles existent dans la société dans son ensemble.”
En revanche, “cela peut arriver dans la rue, au travail… et malheureusement également dans un lieu festif”, estime Benjamin Tanguy, directeur artistique de Jazz à Vienne depuis 2016. “Nous, les organisateurs de festivals, sommes là pour créer des espaces de rencontre, en aucun cas des lieux où se déroulent des actes d’incivilité traumatisants”, témoigne pour sa part Fred Jumel, codirecteur du Tinals.
Des initiatives naissantes
Flavie Van Colen indique que la Fedelima, Fédération des lieux de musiques actuelles, travaille à lancer dans l’été une plateforme ressource sur les questions d’égalité dans les musiques actuelles : “Il y aura une rubrique qui s’adresse aux femmes victimes de harcèlement et discriminations – que ce soit dans le cadre professionnel, ou qu’elles soient simples festivalières”, précise-t-elle.
Gabriel Massei est chargé de communication du festival La Nuit de l’Erdre, en Loire-Atlantique. Il est également membre du groupe de travail à l’origine de #Icicestcool, une campagne qui vise à sensibiliser les participants des festivals aux violences sexuelles, aux harcèlements, aux injures, au racisme… “Les festivals ont un rôle à jouer, explique-t-il. On doit agir en tant que catalyseurs de cette parole qui se délie autour des violences subies, dans le sens de la sensibilisation.”
“On n’est plus au début des années 2000 où les festivals étaient des événements marginaux, ‘sex, drugs and rock’n’roll’… Nous sommes des acteurs territoriaux avec un poids économique, des partenaires, des responsabilités et même un devoir”, ajoute-t-il.
Pour Sarah Schmitt, directrice de Rock en Seine, si les festivals ont en charge “la responsabilité et la sécurité du public”, et que Rock en Seine mobilise de plus en plus ses équipes d’agents et de bénévoles aux questions de violences sexuelles, c’est aussi le rôle de chacun : “La prise de conscience ne viendra que si tout le monde se sent attentif autour de soi – même les festivaliers eux-mêmes – à ces comportements qui ne sont pas permis”, martèle-t-elle.
En fait, les festivals sont de plus en plus nombreux à oser aborder la question des violences sexuelles frontalement, sur place, parmi les pintes de bière et les concerts. Toujours à Rock en Seine, l’association En avant toute(s), qui lutte pour la fin des violences sexistes et pour l’égalité des genres, a tenu un stand sur le site du festival en 2017.
Cette année, c’est l’association Consentis, qui combat les violences sexuelles dans les lieux festifs, qui sera présente. Missions : sensibiliser, mais aussi recueillir les témoignages s’il le faut. À Terres du Son, en Touraine, c’est un stand de l’association Stop Harcèlement de rue qui se tient désormais parmi les autres tentes de prévention.
Au Tinals, au milieu des concerts, une rencontre/débat autour du travail de l’autrice Chloé Delaume intitulée “Indépendance et féminisme – Mes bien chères sœurs” a été organisée cette année. “Ce n’est sans doute pas la solution miracle pour éradiquer le harcèlement, mais plutôt pour ouvrir un espace de parole”, commente Flavie Van Colen, codirectrice de Tinals.
Dans un contexte de honte subi par une victime, qui n’a pas souvent le courage de se plaindre à la police, c’est important : “Nous formons de plus en plus nos équipes à savoir accueillir la parole, car comment comprendre quelqu’un qui arrive, désemparé après ce genre de violences ?”, interroge Sarah Schmitt de Rock en Seine.
Et les safe spaces ?
En 2016, plusieurs festivals, notamment anglo-saxons, ont fait le choix de zones de non-mixité. Comme The Sisterhood, cet espace “women only” au mythique Glastonbury britannique. De l’autre côté de l’Atlantique, le fameux Coachella s’y est mis lui aussi, après une mauvaise réputation qui n’est plus à faire.
Et en France ? Ce n’est pas que l’idée soit mal accueillie par les victimes, mais d’après elles, généraliser cette solution, c’est déplacer le problème sans le faire disparaître. Les sources à l’organisation des événements que nous avons interrogées sont d’ailleurs bien d’accord : les safe spaces réservés aux femmes ou à d’autres communautés vues comme discriminées leur semble aller à l’encontre de l’esprit de vivre-ensemble qui les anime, voire carrément contre-productif.
Reste qu’ils sont très peu à reconnaître que des faits relevant du harcèlement, des agressions sexuelles ou du viol ont eu lieu lors d’une seule de leurs éditions. En fait, seule Sarah Schmitt de Rock en Seine concède que quelques événements regrettables ont eu lieu “plutôt au camping”. Après des “gestes déplacés” envers une festivalière, un agresseur a été exclu du festival.
C’était il y a trois ans et il ne s’est rien passé depuis – du moins rien dont l’organisation a eu vent, au même titre que la demi-douzaine d’autres festivals qui ont bien voulu aborder avec nous ce sujet si délicat. Ni le Hellfest, ni les Eurockéennes de Belfort n’ont souhaité répondre à nos questions dans le cadre de cet article.
* Les prénoms marqués d’un astérisque ont été modifiés.