Quand on ouvre le subreddit r/PhotoshopRequest, on tombe d’abord sur la photo d’un mec au volant d’une voiture avec un bol de céréales, compteur à zéro kilomètre par heure, donc manifestement à l’arrêt, et qui, pour flamber auprès de ses copains, demande qu’on lui mette un “130” à la place du “0”. A priori, ce subreddit ne serait utile que pour de simples demandes de retouches, sauf que les internautes en font la plupart du temps un autre usage. Il suffit de scroller un tout petit peu pour voir la requête suivante : un·e redditor demande qu’on retire les tubes des machines respiratoires qui obstruent le visage du bébé de son amie. Une retouche pour garder une image nette de cet enfant décédé subitement à l’hôpital et dont aucune photo de son visage dégagé n’existe.
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Juste après, l’image d’un groupe d’ami·e·s devant un lac, qui demandent qu’on y ajoute le monstre du Loch Ness. Marrant. Encore après, un couple voudrait modifier cet arrière-plan peu attrayant pour son dossier d’adoption. Puis, c’est reparti : après une requête de retouche esthétique, quelqu’un demande qu’on enlève les deux femmes photobombant son père, récemment parti, afin que l’image lui soit dédiée entièrement. L’IA permet aussi à cette fille de voir sa mère, qu’elle a perdue très jeune, vieillir, ou d’ajouter un père absent sur les photos de ce fils qui ressent un manque.
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À l’inverse de la photographie argentique, l’image numérique a développé la rapidité des poses, du déclencheur, a banalisé le cadre et la composition, nous détournant de prendre le temps d’obtenir un décor dégagé et idéal. Et c’est par le numérique, grâce à des outils de retouche et à l’intelligence artificielle, que nous vainquons cette fâcheuse tendance à ne plus prendre le temps avant d’appuyer sur le bouton – allant même jusqu’à améliorer la qualité d’image parfois médiocre offerte par nos appareils numériques. C’est le cas de cette image du père photobombé.
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Des “sorcier·ère·s” solidaires
Dans un autre exemple, un jeune marié demande à la communauté de ne pas supprimer un élément mais d’en ajouter un : le défunt père de son épouse sur leur photo de mariage. Plus bas, des graphistes ont colorisé le seul portrait monochrome qu’un père, devenu orphelin très jeune, avait de son propre père. La demande venait de son fils car il savait que son père rêvait de le voir un jour en couleur. Il ajoute que son père a fondu en larmes en découvrant l’image retouchée et remercie chaleureusement la communauté de “sorcier·ère·s”, parmi lesquel·le·s figurent des superstars de cet art.
Plus loin, une personne demande, contre rémunération, qu’on améliore la qualité d’une photographie sous-exposée prise au smartphone pour le diaporama des funérailles de son père qu’un cancer a emporté. D’autres fois, c’est l’image d’un animal de compagnie qui mérite un coup de neuf. Toutes les trois photos, c’est une histoire de deuil. Parfois, c’est une photo de soi, qu’on aime bien, où une ex-meilleure amie ou un ex-petit copain apparaît et qu’on aimerait regarder sans les rappeler à notre souvenir. Les retoucheur·se·s et endeuillé·e·s organisent leur économie dans ce subreddit réunissant plus d’un million de membres. “Prête à tipper 10 dollars”, lit-on. “Tipjar”, répond un·e sorcier·ère en ajoutant un lien vers son compte PayPal.
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Certain·e·s peuvent gagner l’équivalent d’un salaire, travaillant toute la journée, à raison de trois heures par retouche, car les requêtes ne manquent pas. Les réclamations illégales sont modérées : revenge porn, usurpations d’identité, piratages, fraudes à l’assurance… Pour les histoires de deuil, de temps en temps, la retouche est faite pro bono, sans rien accepter en retour. Si un virement PayPal ne passe pas, pour les endeuillé·e·s venant de Russie par exemple, un·e autre paie à sa place. Dans le cas d’un deuil, le soutien et la solidarité sont de mise, comme des fleurs blanches qu’on envoie au domicile d’un·e endeuillé·e.
Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir de la photographie dans l’épreuve du deuil et de l’absence. En attestent la tradition de la photographie post mortem, qui nous accompagne dans la perte et dans ce qui aurait pu continuer à exister, ou encore les photos d’Ishiuchi Miyako documentant les effets personnels de sa mère qui l’ont réconciliée avec elle, après sa disparition. Plus largement, ce subreddit agit un peu comme la machine du film Eternal Sunshine of the Spotless Mind et questionne notre rapport à la mémoire. Est-ce la solution de tout effacer ? Non. Mais c’est une béquille pour nous aider à adoucir le manque.