Un vendredi matin de juin, alors qu’on pensait finir notre semaine dans une petite salle confortable du quartier latin devant un joli film de coming of age et la promesse de quelques bonnes blagues grâce à la présence de Sophie-Marie Larrouy et Océan au casting, Paula nous a pris à la gorge, par surprise.
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Il s’agit du premier long-métrage d’Angela Ottobah, qui a choisi de nous raconter l’été de la petite Paula, 11 ans, que l’école ennuie et qui n’a qu’un seul ami, Achille. Sa mère travaille en Corée, son père a une maladie des poumons mais décide de lui faire une surprise en l’emmenant passer les vacances dans la maison de ses rêves au bord d’un lac. Mais le temps file, l’automne approche et ils ne rentrent toujours pas…
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À la fin de la séance, le malaise est palpable dans la petite salle, sous le choc. Car sous couvert de film de vacances qui flirte avec le genre, Angela Ottobah vient de nous raconter le pire : l’emprise d’un père sur le corps et l’esprit de sa fille, encore un peu un enfant, pas tout à fait une adolescente.
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La maison Kinder
Ce père, incarné par le juvénile et sympathique Finnegan Oldfield, semble entièrement dévoué à Paula et décidé à lui faire oublier l’absence de sa mère et sa maladie par tous les moyens, tous les mots et toutes les distractions. Paula aurait donc pu être le film des vacances d’un père fragile et de sa fille qu’il aime, comme l’avait été le magnifique Aftersun plus tôt dans l’année. Mais dans cette cabane de rêve pleine de couleurs et d’objets inutiles qui sont comme autant d’amis en plastique pour la petite Paula, ce père va l’isoler et très mal l’aimer, jusqu’à mettre sa vie et son intégrité en danger.
Très renseigné sur les questions de nutrition, il se soucie d’abord du sucre que sa fille consomme, puis du lait — “c’est pour les veaux, le lait” — qu’elle boit, jusqu’à la priver de presque toute forme de nourriture. Désireux qu’elle adopte un rythme de vie en harmonie avec son nouvel environnement, il en viendra à la priver de sommeil et fera tomber les cloisons de la maison, lui interdisant ainsi toute forme de pudeur.
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Cette maison Kinder au milieu des bois est au centre du dispositif et de la brillante mise en scène d’Angela Ottobah. À la manière de la maison d’Ansel et Gretel, elle donne au film des airs oniriques pour le placer tantôt du côté du conte, tantôt du rêve et tantôt du cauchemar. Elle sera un mirage puis une prison pour Paula lorsque sous les zoom de la caméra de la réalisatrice, elle révélera sa laideur faite de plastique de mauvaise qualité qui, à l’image du père de Paula, va peu à peu se délabrer.
Par de nombreux plans très serrés, le film se place à hauteur de Paula mais prendra ensuite de la hauteur, avec des plans de la maison façon caméra de surveillance qui, à mesure qu’elle se détériore, deviendront des plans d’autopsie qui nous permettent de comprendre ce qu’elle ne comprend pas, ni aucun adulte autour d’elle. Car à la façon du conte, tous les adultes qui entourent Paula sont défaillants.
La mère de Paula n’est présente que derrière la caméra de son téléphone et on ne sait pas ce qu’elle comprend de la situation de sa fille. Si elle lui envoie des cadeaux, constate sa perte de poids ou ses changements d’humeur, elle paraît assez peu concernée. Bill, le surveillant de baignade, semble également percevoir un problème sans avoir le courage d’agir tandis qu’Adeline, l’assistante sociale chargée de valider la déscolarisation de Paula sur demande de son père qui veut lui faire l’école à la maison, manquera également à son devoir de protection en ne décrochant pas son téléphone.
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Au fur et à mesure, l’image change et passe du vert au bleu, le jaune — la lumière — se retirant ainsi de la palette des couleurs et tandis que le film glisse vers autre chose, on relie tous les événements antérieurs à l’aune de cette nouvelle réalité : les écœurantes tartines de yaourt que Paula, certainement affamée, avalait en guise de goûter, son père qui moquait l’inquiétude de la directrice de l’école quant au comportement indiscipliné de Paula et surtout ce contact physique permanent entre ce père et sa fille à l’orée de sa puberté.
Détourner pour mieux montrer
Car avec Paula, Angela Ottobah nous parle aussi d’inceste — qu’elle a subi pendant cinq ans de la part de son père biologique — et nous raconte l’horreur de la meilleure des façons, en la détournant.
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Pour ne pas montrer le viol et la maltraitance d’une enfant de façon frontale, par pudeur mais aussi pour que sa violence ne prenne pas toute la place dans le récit, la réalisatrice, également scénariste, a choisi de travailler le mécanisme de l’emprise sur le corps mais aussi sur l’esprit — fondamental dans la question de l’inceste — autrement que par la sexualité.
Sans érotisme, le corps nu et plus tout à fait enfant de Paula est montré, on ne peut en détourner les yeux et on comprend ainsi qu’il est aussi un enjeu dans la relation entre ce père omnipotent et sa fille. Mais l’inceste demeure hors-champ — avec un père qui n’a pas de lit et d’espace à lui ou dans un plan où il contemple Paula, assoupie sur un pédalo, les jambes écartées — et dans le travail du son qui nous fait comprendre sa présence permanente, d’autant plus inquiétante qu’on ne le voit pas toujours.
Si la maltraitance et l’emprise sont évidentes dans le film, l’inceste lui, l’est beaucoup moins. Il pourra sauter aux yeux de ceux pour qui il est familier tandis que d’autres passeront à côté. La réalisatrice le sait et ce n’est pas grave, car Paula reste un film immense pour l’horreur qu’il parvient à raconter sans montrer.