Sexe, alcool et dépression : quand l’artiste Tracey Emin recréait son lit pour raconter sa rupture amoureuse

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Tracey Emin/Fred Duval/FilmMagic/Getty Images

Derrière les plis et les draps blancs de ce lit, se cache une histoire intime de dépression, d’addiction et de violente rupture, celle de Tracey Emin.

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En 1998, Tracey Emin révèle My Bed, une installation présentant le lit défait de l’artiste, entouré d’objets intimes, dans un délabrement absolu. Pour coller au maximum au réel, Tracey Emin a maculé ses draps de véritables fluides corporels, et a placé des culottes tachées de son propre sang menstruel, des rasoirs, des photos, des tampons utilisés, un cendrier, son doudou, des médicaments, des bouteilles de vodka, des mégots, des préservatifs et mouchoirs usagés, du lubrifiant, un test de grossesse, ses chaussons, ses déchets domestiques.

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Tout est réel et personnel : l’artiste fait valoir le fait que le lit a été quasi exporté dans son état originel et qu’elle n’a plus rien bougé. Un an plus tard, l’œuvre est exposée au Tate de Londres, repérée par les médias et sélectionnée pour le prestigieux prix Turner – qu’elle ne remporta pas. Avant toute nouvelle exposition qui succédera à ce succès, elle avoue se mettre sous les couettes pour les défaire et les imprégner de son odeur tant qu’elle peut.

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Dans cette œuvre à l’apparence simple, c’est une histoire de dépression, d’addiction et de rupture amoureuse que l’artiste britannique met en scène. Tracey Emin a puisé dans un sombre chapitre de son histoire pour réaliser cet autoportrait en forme de lit : cette fois où, après une rupture amoureuse violente, elle est restée au lit durant quatre jours, sans s’alimenter, “quasi inconsciente”, à noyer ses pensées suicidaires dans rien d’autre que des litres et des litres de vodka pure.

Tracey Emin, My Bed. (© Fred Duval/FilmMagic)

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Ce n’est qu’une fois sortie de cet effondrement intime qu’elle a pris conscience de l’état de détérioration de sa chambre en ruines… et qu’elle l’a considérée comme la création digne d’être exposée. Avec moquerie, son ex-petit ami Billy Childish a déclaré qu’il avait lui aussi un vieux lit qui traînait dans son garage, qu’il pourrait vendre pour 20 000 livres Sterling, en référence à l’achat de My Bed par le collectionneur Charles Saatchi, pour 150 000 livres Sterling, qui l’a exposée puis stockée dans une pièce dédiée à son domicile.

Lors de son exposition au Tate, une “performance vandale” menée par les artistes Cai Yuan et Jian Jun Xi a souillé son installation. Exhibant les mots “anti-stuckism”, le duo a sauté sur le lit, s’est adonné à une bataille d’oreillers, avant d’être arrêté par la sécurité du musée, sans poursuites.

À l’époque, la presse lui a reproché un opportunisme facile et égocentrique : n’importe qui peut exposer son lit désordonné et appeler cela de l’art. Face à ces critiques et atteintes répétées, l’artiste défendait corps et âme son intention artistique : “Eh bien, ils ne l’ont pas fait, n’est-ce pas ? Personne ne l’avait jamais fait avant.”

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Tracey Emin, My Bed. (© Fred Duval/FilmMagic)

Aujourd’hui, Tracey Emin s’est relevée de cette épreuve et en a vécu bien d’autres qu’elle a su documenter au cours de sa carrière. “Je ne fais plus l’amour depuis des années, […]  je n’ai pas vu de préservatifs depuis des années, je n’ai plus mes règles depuis des années, […] je ne fume plus depuis dix ans, […] donc toutes ces choses de mon passé ne reviendront plus jamais. Les émotions que je ressens quand j’installe cette œuvre n’ont rien à voir avec le fait d’inaugurer une installation. J’arrive à me déconnecter et à me replonger dans le passé, surtout quand j’entre dans le lit et quand je sens la même odeur que je humais à l’époque où je me suis perdue dans ce lit. […] Je travaille avec mes émotions, a déclaré l’artiste dans une interview datée.

Plus personne ne doute de l’impact que My Bed a eu sur le monde de l’art contemporain, dont elle a bouleversé les frontières, entre intime et public. Et beaucoup ont été touché·e·s par la démarche vulnérable et le sous-texte de l’artiste, qui s’inséraient dans une époque où l’art n’abordait que très peu les questions relatives à la santé mentale. Si elle a d’abord été achetée pour 150 000 livres Sterling, l’œuvre ne coûte pas moins de 2,5 millions de livres Sterling à ce jour, depuis une vente record en 2014. Comme quoi offrir et figer une partie de son intimité au monde, à la manière d’une Sophie Calle, est un pari sincère et gagnant.

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