On a parlé de BD, de l’Amérique et de Mutafukaz avec Run, le taulier du Label 619

Publié le par Arnaud Salvat,

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Run est l’un des principaux représentants de la culture comics dans le paysage de la BD francophone. À la tête du Label 619 de la maison d’édition Ankama, il est le genre de créateur à chapeauter plusieurs projets à la fois. Auteur de la série Mutafukaz, il a également dirigé la revue DoggyBags, une œuvre collective centrée sur le genre horrifique qui a mis à l’honneur des talents émergents.

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L’action de Mutafukaz se passe à Dark Meat City, une espèce de version cauchemardesque du Los Santos de GTA V (si, si, c’est possible). Les deux héros, Vinz et Angelino, sont deux énormes losers qui se retrouvent embarqués dans une histoire délirante impliquant des gangs, des yakuzas, des nazis, des extraterrestres, des catcheurs et une affaire de super-pouvoirs façon Akira.

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Si cette énumération n’a pas suffi à vous convaincre de vous jeter sur cette BD, sachez qu’une adaptation animée sort ce 23 mai. Ce long-métrage est notamment produit par le studio japonais 4°C, à qui l’on doit le génialissime Amer Béton, et sera projeté au Festival international du film d’animation d’Annecy le 13 juin.

Konbini | Il y a tellement de clins d’œil et d’hommages dans tes BD qu’on finirait presque par s’y perdre. Concrètement, quelles sont tes grandes influences ?

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Run | J’aime bien faire référence à la culture pop, à l’histoire avec un grand “H”, ou à un tas d’autres trucs dans mes bandes dessinées, effectivement. C’est une façon de jouer avec le lecteur. Mais ces clins d’œil restent des clins d’œil, et si le lecteur passe à côté, ça ne l’empêche pas de comprendre ce qu’il est en train de lire. Dans ce sens, je ne pense pas qu’on puisse s’y perdre, puisque aucune de ces références ne constitue un élément de compréhension à part entière. Ça reste des hommages ludiques qui ne doivent pas interférer dans la lecture.

Sinon, j’ai du mal à dégager les influences majeures de mon travail. Je dirais que plus jeune, j’ai été très influencé par les BD de Frank Miller (Sin City, The Dark Knight et Give me Liberty en tête), Akira et Watchmen. Mais mon univers est un concentré intuitif de tout ce que j’aime, qu’il s’agisse de pop culture, de culture urbaine, pulp… Je ne cherche pas forcément à aller dans un sens, tout se construit et s’organise quasiment indépendamment de ma volonté.

Mutafukaz fut une série très personnelle pour toi, un projet que tu as piloté de A à Z, de l’écriture au dessin. Pourtant, pour le spin-off Puta Madre tu as fait appel à Neyef pour la partie dessin. Comment est née cette collaboration ?

Je connais Neyef depuis une dizaine d’années maintenant. J’avais déjà édité son premier titre Ce goût, chez Ankama éditions. Je sentais en lui un grand auteur en devenir, et j’ai misé sur lui en le faisant bosser sur des DoggyBags, histoire d’exposer davantage son travail, et de le faire connaître à notre base de lecteurs… Ça lui permettait aussi de mûrir son style au travers de projets courts. Il a fait très vite d’impressionnants progrès.

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Pendant la production de South Central Stories, ça m’a paru évident qu’il bosserait un jour avec moi sur un projet Mutafukaz, parce qu’il comprenait la culture des gangs, et qu’il était très ouvert à la documentation, et avait comme moi le souci du détail et des références. J’avais le scénario de Puta Madre en cours d’écriture quand il est arrivé avec le projet Bayou Bastardise sous le bras (avec Armand Brard au scénar).

Bayou était un projet qui l’emballait sérieusement et qu’il souhaitait attaquer tout de suite. J’ai signé Bayou, et j’ai pris mon mal en patience. Pendant la production du tome I, j’ai écrit l’intégralité des six chapitres de Puta Madre, en amassant de la doc et des références photos – la plupart issues de mes voyages aux États-Unis. On a glissé la prod’ de Puta Madre à la fin de Bayou 1, et avant qu’il n’attaque le tome II, et le temps qu’Armand bosse le scénar. Ça s’est bien goupillé, mais quoi qu’il en soit, je voulais vraiment que ce soit Neyef qui bosse sur Puta Madre.

L’intrigue de Puta Madre s’inspire d’un authentique fait divers, l’histoire d’un jeune Américain de 12 ans qui s’est retrouvé en taule. Avec la tournure aussi délirante que préoccupante que prend la situation aux États-Unis (un pays qui te tient particulièrement à cœur), est-ce que tu vas continuer dans cette veine réaliste ?

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Ce qui est marrant, c’est que ce background réaliste existe aussi dans Mutafukaz. La différence, c’est que très vite je mélange des éléments fantastiques dans Mutafukaz, qui éclipsent l’aspect documenté du contexte. Pour moi, c’était important qu’il y ait ce réalisme, de manière à ce que l’irruption du fantastique fonctionne davantage.

Dans Puta Madre, je prends le temps. Je n’ai pas une ribambelle de personnages à traiter, et l’histoire est beaucoup plus intime. De fait, je prends aussi plus de temps pour contextualiser, et ça interpelle plus les lecteurs que dans Mutafukaz, où l’action était privilégiée. Mais c’est exactement le même que celui de Puta Madre : en gros ma vision des États-Unis avec une mise en abîme de ses paradoxes. Mais ni Puta Madre ni Mutafukaz ne sont un discours à charge contre les États-Unis.

J’aime beaucoup ce pays, ses paysages, mais aussi ses habitants : les Américains se montrent très souvent étonnants et d’une grande générosité. Mais ce n’est pas pour autant que j’ai des œillères. Il y a un tas de trucs qui ne fonctionnent pas, et si je trouve que la démocratie à l’américaine reste le moins mauvais des systèmes, il y a un tas de trucs qui m’interpellent : la vente libre des armes, le fonctionnement judiciaire et législatif, un racisme latent…

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Cinquante ans après la fin de la ségrégation, il reste un climat de tension raciale très vif. L’élection de Barack Obama a eu tendance à faire oublier cette tache dans l’histoire américaine, mais la récente élection de Donald Trump et la série de bavures policières à l’encontre d’Afro-Américains révèlent un réel malaise de la société.

J’en aurais autant à dire sur la France ou l’Europe, seulement ça ne m’intéresse pas. Dessiner les États-Unis c’est aussi une façon de m’extirper de mon train-train morose. Je n’ai pas envie de retrouver dans mon travail les problèmes franco-français qui me plombent le moral au quotidien. Après les attentats de Paris, j’ai commencé un scénar de BD sur la radicalisation des jeunes djihadistes… J’ai fini par laisser tomber, ça m’affectait beaucoup trop.

Et puis les États-Unis sont quand même très cinématographiques et graphiques… Mais j’ai conscience que ça reste un avis subjectif. Comme tous les gamins qui ont grandi dans les années 1980, j’étais rivé à la télé qui vomissait des séries américaines à tire-larigot, vantant “l’american way of life” : Chips, Starsky et Hutch, K 2000, Dallas, etc. Les décors américains, c’était un peu nos décors à nous aussi, avec une grosse part de fantasmes… Forcément, il en reste quelque chose dans l’adulte que je suis devenu.

Pourquoi as-tu choisi une parution en petits numéros pour Puta Madre ? En France, les comics sont plutôt commercialisés sous forme de recueils…

J’avais envie de tenter cette aventure feuilletonnante. Quand je vais dans un comic shop aux States, je les jalouse un peu de voir toutes ces séries en cours, et de me dire qu’ils y vont chaque semaine pour acheter la suite de leur série. Je me suis dit que ça serait sympa de tester ça en France, peut être avec un délai un peu plus long… Mais même un chapitre toutes les trois semaines reste un rythme de parution très stimulant.

Il y a dix ans, je n’y aurais même pas pensé, et j’étais ravi de pouvoir faire un 128 pages quand le modèle franco-belge était à 48. Mais le public me semble aujourd’hui éduqué à ce genre de rythme. Les séries ont préparé le terrain : je suis toujours effaré de constater cette course à qui aura vu le dernier épisode de telle ou telle série le lendemain de sa diffusion aux States.

Je me suis dit : “Si des gens sont dans cette dynamique pour de la télé, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas un public équivalent pour de la BD.” Alors on a tenté, mais en restant conscients que c’était malgré tout un pari risqué. C’est pour ça qu’on a fait une série limitée. J’aime beaucoup ce format, et je suis content de voir que des lecteurs sont au rendez-vous.

L’histoire s’écrit devant leurs yeux, au fur et à mesure. C’est presque une expérience de connivence entre auteurs et lecteurs, qui n’existe pas dans le format traditionnel où on livre son histoire d’un coup, une fois qu’elle est finie. Dans Puta Madre, le temps continue d’avancer entre deux chapitres. Ainsi, les personnages continuent de vivre de manière autonome, et les lecteurs ne les retrouvent pas forcément comme ils les ont laissés.

Puta Madre est taillée pour la parution en fascicule, ça marcherait forcément moins bien en one shot. Et puis l’avantage, c’est que personne ne peut te spoiler la fin au détour d’un commentaire dans un forum… Il ne s’agit pas de faire rentrer n’importe quel projet au chausse-pied dans ce format. L’écriture doit être adaptée et taillée pour l’expérience, et ce n’est pas notre volonté de singer systématiquement le système de publication américain dans le futur.

Dans tes BD, tu adores changer de style graphique, que ce soit au niveau des couleurs ou même du papier. Comment choisis-tu ces variations ?

Ankama m’a permis ce luxe insensé, alors que je n’étais qu’un auteur débutant. J’en ai profité pour combler certaines de mes lacunes. Et je pense que ça a clairement contribué à faire connaître Mutafukaz, en tranchant radicalement avec ce qui se faisait à l’époque dans le paysage franco-belge.

Changer de style graphique, c’est aussi un moyen de ne pas se noyer dans ses propres faiblesses. C’est se renouveler, se réinventer en permanence. Mais il ne faut pas non plus que ce soit gratuit. Ces ruptures doivent s’inscrire dans la narration, pour souligner une action, des tensions, ou des sentiments exacerbés… Passer en noir et blanc et rouge au milieu du tome I, c’est une façon de marquer un tournant dramatique dans le déroulé de l’histoire.

À ce moment-là, les personnages sont dans l’urgence. Les pages se lisent plus vite, les détails sont moins présents. Le rouge permet une meilleure lisibilité des éléments importants. En fait je suis en train d’intellectualiser quelque chose que je fais en général de manière instinctive. Comme pour mon métier de directeur de collection, je fais souvent les choses au feeling…

Et sinon, tu n’es pas tenté par le numérique ? Tu ne penses pas que ça te donnerait encore plus de liberté ?

J’ai bossé pendant sept ans dans une boîte de multimédia avant d’arriver à Ankama. On faisait essentiellement des projets numériques destinés au Web. Je pense que ça m’a un peu vacciné. Je ne peux pas dire que je ne ferai jamais de numérique, mais ce n’est pas un objectif pour le moment. Florent Maudoux s’y intéresse tout particulièrement en ce moment. Je ne pense pas que ça me donnerait plus de liberté. Chez Ankama, on oriente aussi nos efforts dans la fabrication. Nous cherchons à raconter de belles histoires dans de beaux livres, à créer une cohérence entre le fond et la forme.

En tant qu’auteur, je ne vois pour le moment dans le numérique que des contraintes : je commence seulement à me sentir légitime dans le monde de la BD et à me sentir à l’aise avec le métier. Passer au numérique impliquerait une réflexion de fond. Il faut réinventer la narration BD pour l’adapter au support numérique, sinon ça n’a aucun intérêt. Je suis assez attaché au livre, à l’objet, au côté “sensitif”. Essayez de lire votre BD numérique quand votre batterie est en rade… La technologie c’est cool, mais ça reste du vent, du virtuel, de la consommation rapide, immédiate et jetable. Je ne suis pas encore prêt.

L’aventure Mutafukaz remonte à 1999, avec le court-métrage animé Operation Blackhead, sorti six ans avant le premier tome de la BD. Ce film, c’est une façon de boucler la boucle ?

Oui, d’autant plus qu’on retrouve la scène de l’attaque de l’appart’ du court-métrage dans le long-métrage. Il existera d’ailleurs trois versions de cette scène : celle du court-métrage, celle du long-métrage et celle de la BD. C’est assez rigolo.

Il y a un an, tu as annoncé que tu aimerais faire une version en anglais de ton film. Quel serait ton casting hollywoodien de rêve pour la version internationale ?

Tant qu’à rêver, allons-y gaiement : Scarlett Johansson, James Franco, Jonah Hill, Bryan Cranston, Aaron Paul, Eminem et 50 Cent. Si Donald Trump voulait prêter sa voix au président, ce serait avec plaisir.

Quelle est la suite du programme pour le Label 619 ?

Continuer à faire ce qu’on sait faire, avec passion. Des projets “DoggyBags présente” et des art books sont actuellement en préparation.