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Maître de conférences honoraire en civilisation américaine à l’université Denis-Diderot-Paris VII, Michel Ciment collabore depuis 1970 au Masque et la plume sur France Inter et depuis 1963 à la revue Positif. Il a produit l’émission Projection privée de 1990 à 2016 sur France Inter et a écrit une vingtaine d’ouvrages sur le cinéma, au sujet d’Elia Kazan, Stanley Kubrick, Theo Angelopoulos ou encore Jane Campion.
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Président d’honneur de la Fédération internationale de la presse cinématographique et du Syndicat français de la critique, il vient de publier un ouvrage somme de ses travaux – portraits, entretiens, reportages… – baptisé Une vie de cinéma. Nous l’avons rencontré pour évoquer ses débuts, ses souvenirs et les évolutions du métier de critique.
Konbini | Quand a commencé votre vie de cinéma ?
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Michel Ciment | Très tôt. Je suis né en 1938 dans le 9e arrondissement de Paris, qui regorgeait de salles obscures. À partir de 1944, à la Libération, j’ai pu commencer à aller au cinéma. Je m’y rendais, comme tous les enfants, pour découvrir des histoires d’aventure, des films américains avec Errol Flynn, des films de gangsters, des comédies musicales et quelques longs-métrages français avec des acteurs populaires comme Gérard Philippe ou Jean Gabin.
J’allais aussi au Grand Rex pour La Féerie des eaux. J’étais ainsi embarqué dans un cinéma de divertissement en ignorant tout de ce qu’étaient les metteurs en scène. Ensuite, au lycée, à 14-15 ans, je me suis mis à lire des journaux comme France Observateur [devenu L’Obs, ndlr] et plus tard Le Monde. Ça me tenait au courant des nouveautés du septième art.
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En 1953, Sur les quais d’Elia Kazan m’a considérablement marqué, notamment l’interprétation de Marlon Brando. À la même période, j’ai été alerté par l’existence d’auteurs européens : Tati, Bresson, Bergman, Fellini, Antonioni, Buñuel… Tous ces gens-là étaient montrés à petite dose dans les salles d’art et essai, qui pullulaient dans Paris.
J’allais tous azimuts à leur découverte, souvent en bande. Je tenais un journal personnel où je notais au quotidien ce que j’avais lu et vu. C’était l’équivalent de mon blog avec des mini-critiques qui n’étaient destinées qu’à moi.
Cet esprit critique que vous avez aujourd’hui, s’est-il précisé à ce moment-là de votre existence ?
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Pas à l’adolescence, non… Un peu plus tard. Je me suis retrouvé en hypokhâgne où j’ai eu Gilles Deleuze en professeur de philosophie à raison de neuf heures par semaine. Je me souviens qu’il adorait Jerry Lewis. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à fréquenter la Cinémathèque française, avec ses trois programmes par jour. Henri Langlois présentait les films. Il y avait des rétrospectives de Buster Keaton, des œuvres anciennes, qu’il me tardait de visionner. Les films muets étaient inconnus pour moi.
Quelques années avant, j’étais allé à la rencontre de la modernité avec les Antonioni, Bresson, etc., et là, j’étais tout à coup face à des choses archaïques : Murnau, Lang, Eisenstein, Gance, Clair… Le grand cinéma muet m’a fait comprendre le pouvoir des images. Ça m’a marqué et construit. La première étape de ma formation a donc été le cinéma populaire américain, la deuxième le cinéma européen et asiatique (Kurosawa, Ray…) et la troisième, le muet.
“Le grand cinéma muet m’a fait comprendre le pouvoir des images.”
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Durant mes études d’anglais à la Sorbonne, j’ai rencontré Bernard Kohn de Positif. Il m’a suggéré de lui envoyer un texte parce qu’ils cherchaient des collaborateurs. C’est un exercice dont j’étais coutumier, puisque j’avais participé à l’époque à une petite revue distribuée à la fin des ciné-clubs. Je venais de voir Le Procès d’Orson Welles et j’avais été choqué par sa démolition dans les journaux. On disait que c’était infidèle à Kafka. J’ai donc envoyé un article. Robert Benayoun a adoré mon texte, lequel a été publié en 1963, année de mes débuts à Positif.
Revenons à ce livre que vous venez de publier, Une vie de cinéma. Quelle en a été l’impulsion ?
J’ai rédigé des ouvrages sur des metteurs en scène comme Kubrick, Kazan, Losey, Campion… Des recueils d’entretiens, aussi, comme Petite planète cinématographique, avec 50 réalisateurs de 30 pays… Mais je n’avais finalement jamais fait de livre sur la multiplicité de mes activités, une sorte d’autoportrait de critique de cinéma.
J’y ai donc abordé, de manière distincte, les visages de mon métier : les voyages de reportage (en URSS, de Leningrad à Tachkent ; en Italie, autour de la comédie ; aux côtés de Marcel Ophüls…), les enquêtes de journaliste, les entretiens – j’en ai fait 1 000 à France Culture, donc il a fallu opérer des choix (des écrivains cinéphiles comme Vargas Llosa ou Kertész, Serge Gainsbourg dont je garde le souvenir mémorable de 12 heures d’entretien…) –, ces acteurs qui comptent énormément pour moi (Moreau, Trintignant…), les hommages avec des textes courts, un retour sur mes dix premières années, entre 1963 et 1974), où j’ai fait découvrir le nouveau cinéma avec Forman, Skolimowski, Arcand, Coppola…
J’ouvre une petite parenthèse sur Francis Ford Coppola. Dans quel état d’esprit se trouvait-il après Apocalypse Now ?
J’avais été ébloui par le film et j’avais animé la conférence de presse cannoise. L’entretien s’est ensuite déroulé dans son bureau de Los Angeles, aux côtés de Danièle Heymann, à l’époque critique de cinéma à L’Express. Il était couché par terre parce qu’il avait des problèmes de dos. À l’issue de notre discussion, il m’a dit qu’il voulait compléter l’interview en me revoyant à San Francisco. Il m’a logé chez lui pendant une semaine et nous avons poursuivi notre échange.
Vous parlez aussi des polémiques dans ce nouveau livre…
Oui… Parce qu’aujourd’hui, je trouve qu’il n’y en a plus. On peut se permettre d’assassiner Macron, mais on ne s’en prend jamais aux critiques. Ils ont droit à une impunité. Si les metteurs en scène ou les acteurs les attaquent, on dit qu’ils se vengent. S’ils se critiquent entre eux, comme je le fais, on dit : “Vous n’avez pas le droit de parler des gens qui font votre métier.”
Mais pourquoi serait-on les seules personnes au monde à ne pas être critiquées ? Pourtant, par notre fonction même, nous sommes critiquables. C’est au nom de mes exigences que je critique ceux qui, justement, ne remplissent pas ces exigences. Truffaut passait par exemple son temps à critiquer Le Figaro. Et Positif attaquait Truffaut…
Qu’est-ce qui fait qu’un cinéaste trouve grâce à vos yeux ?
Un cinéaste qui compte, c’est une somme de qualité. Il y a avant tout la mise en scène et l’image : je suis très sensible à ça. Quand j’ai vu les premiers films de Losey, Kubrick, Rosi ou encore Fellini, j’y ai discerné l’art visuel. J’attends aussi d’une œuvre qu’elle me parle du monde dans lequel on vit, et pas seulement de cinéma.
J’admire les grands réalisateurs à leur capacité de parler de leur environnement, de ce qui les entoure, comme récemment Jia Zhangke avec Les Éternels, Nuri Bilge Ceylan avec Le Poirier sauvage ou François Ozon avec Grâce à Dieu… Les grands cinéastes doivent parler aux critiques et aux esthètes comme au public. J’en connais très peu qui n’ont pas été populaires. Dernière chose : l’originalité et la singularité.
Vous avez eu le privilège d’approcher Stanley Kubrick à de nombreuses reprises. Que retenez-vous de lui ?
Il illustre parfaitement ce que je viens de vous dire : en l’occurrence, cette capacité à parler à un ouvrier, un paysan, un docteur en philosophie, un metteur en scène… Son cinéma transcende les classes sociales, les niveaux d’éducation… Je ne dis pas que tout le monde perçoit la même chose, mais il a ce pouvoir de fasciner et passionner des personnes de tous horizons.
“J’aime l’extraordinaire variété du cinéma de Kubrick.”
C’est le but extraordinaire de l’art. Shakespeare est le plus grand homme de théâtre du monde car il était lu par des charpentiers comme par la reine d’Angleterre. Beaucoup de mes confrères n’estiment les films qu’eux seuls peuvent comprendre. J’aime l’extraordinaire variété du cinéma de Kubrick. Ce n’est pas quelqu’un qui chérit la signature et qui veut absolument qu’on reconnaisse sa patte. C’est bien plus difficile de prendre des risques en s’essayant à de nouvelles tentatives esthétiques.
Mon livre, paru en 1980, était le premier à lui être consacré en France. Ce cinéaste désarçonnait les critiques, car beaucoup ne voyaient pas l’auteur. Pour eux, un auteur est quelqu’un qui fait tout le temps le même film. Kubrick, comme Huston, Hawkes ou Wilder, a été capable de s’illustrer dans des genres différents. Je trouve enfin que c’est aussi un cinéaste philosophe, avec une vraie pensée.
Et l’homme ?
Il était le contraire de ce qu’on pouvait penser. Il n’était pas du tout intimidant mais extrêmement simple et courtois dans la conversation. Il vous parlait, vous répondait, demandait si vous étiez satisfait de ses réponses ou s’il vous fallait des précisions. Il était toujours d’une extraordinaire culture. Il lisait des romans, s’intéressait à la philosophie, allait dans les musées… Je crois que ça s’est très bien passé avec moi parce qu’il savait que j’étais sérieux, que je préparais mes entretiens… Il avait dû avoir de mauvaises expériences avec d’autres journalistes.
Avec lui, on pouvait toujours déborder sur les sujets. Par exemple, en évoquant Barry Lyndon, il était possible de parler du XVIIIe siècle, de la musique, etc. Il n’y a que trois critiques qui se sont liés à lui : Gene Daniel Phillips, Alexander Walker, et moi-même. Nous avons bénéficié de sa confiance sur une vingtaine d’années.
Êtes-vous conscient que le métier de critique s’est racorni et qu’on ne peut plus l’exercer comme vous l’avez fait à l’époque ? Que diriez-vous d’ailleurs aux jeunes qui voudraient se lancer dans une activité aussi précarisée ?
La critique peut ne pas être un métier à temps plein. On peut aussi la faire pour le plaisir. Il existe beaucoup de revues publiées en province qui sont écrites par des professeurs, des amateurs… À Positif, j’ai des gens qui sont peintres, bibliothécaires, inspecteurs des impôts, etc. Ce qui est important, c’est de lire des critiques, d’avoir de la culture générale, d’aller au théâtre, au musée…
Un metteur en scène le devient en regardant des films, pas en suivant des cours de cinéma. Polanski disait par exemple qu’il avait eu de bons professeurs en Pologne, mais qu’il a énormément appris de Citizen Kane et Hamlet.
Dans le métier de critique, qu’est-ce qui est mieux maintenant ?
Aujourd’hui, les jeunes qui m’envoient leurs articles à Positif me paraissent beaucoup mieux équipés. On reçoit des textes de gens de 25 ans qui ont une vraie réflexion sur le cinéma, que je n’avais pas à leur âge. À l’époque, j’avais tendance à voir les films avec un point de vue littéraire et pictural. Désormais, ils ont une véritable connaissance technique, plus sophistiquée que nous.
Ce qu’il y a de moins bien, en revanche, c’est le rétrécissement. Les directeurs de journaux ne nous donnent plus l’espace nécessaire pour parler de cinéma, à part Libération et Le Monde, où il y a encore de grands articles. La brièveté des articles s’accompagne aussi d’une inculture, d’un manque de connaissance, de provocation inutile. Il y a un côté : “On ne nous lit plus, donc disons n’importe quoi…”
“L’expérience rend plus pénibles les mauvais films.”
J’ai repris par exemple un récent papier de Libération sur Les Veuves, qui se terminait par : “Quand est-ce que Steve McQueen va devenir un metteur en scène ?” Il a tout de même réalisé Twelve Years a Slave, Hunger et Shame. Comment peut-on dire ça ? J’ai répondu : “Combien faut-il d’articles pour être critique de cinéma ?”
Comment gardez-vous cette fraîcheur, vous qui continuez à voir pléthore de films ?
Si je n’avais plus de désir, j’arrêterais d’écrire. Disons qu’une revue qui paraît tous les mois, ça occupe. On se réunit chaque semaine. Je suis par ailleurs le doyen du Masque et la plume, depuis 1970, ça me pousse à voir beaucoup de films. Et j’aime ça. Ça entretient ma curiosité.
Ce qui est dur à vivre, c’est qu’à 25 ans, si le film était nul, j’espérais que ça s’améliorerait. Alors qu’aujourd’hui, avec mon expérience, j’anticipe ce qui va se passer et c’est pénible car je sais que ça ne s’améliorera pas. L’expérience rend plus pénibles les mauvais films. À l’opposé, il me plaît de revoir ceux que j’aime… Dernièrement, j’ai vu trois fois Sunset, Phantom Thread et Le Poirier sauvage.
Y a-t-il eu une rencontre déterminante dans votre parcours ?
Pas vraiment. Mais peut-être Elia Kazan, qui a fait l’objet de mon premier livre d’entretien. Passer dix jours avec lui dans sa maison de campagne du Connecticut alors qu’il était déjà une figure mythique, c’était fou. J’étais la seule personne de son vivant à avoir accès à ses archives… Il avait confiance en moi. Après, Gilles Deleuze, c’est l’expérience la plus formatrice de ma vie. Puis il y a eu ensuite Rosi, Losey, Kubrick…
Dernière chose : c’est vrai que Tarantino voudrait que vous écriviez sa biographie ?
C’est ce qu’a dit Nicolas Guérin… Il a rencontré un jour James Gray, Quentin Tarantino, Paul Thomas Anderson et Steven Soderbergh. Les quatre discutaient en se demandant auquel d’entre eux je consacrerai en premier un livre. Ça fait plaisir.