Rare et libre, l’actrice Ophélie Bau laisse du temps au temps

Son personnage dans Mektoub, My Love – le film d’Abdellatif Kechiche qui l’a brusquement révélée après sept mois d’un tournage intense “devenu [s]a vie” – s’appelle Ophélie. Dans Le Marchand de sable, le premier film de Steve Achiepo au cinéma le 15 janvier, elle incarne Aurore, une travailleuse sociale. C’est elle qui aurait dû s’appeler Ophélie puisque à travers ce rôle, l’actrice réunit ses deux vies à l’écran.

En effet, avant d’être Ophélie Bau, Ophélie Baufle a d’abord tenté de devenir éducatrice spécialisée, s’est inscrite à une formation d’auxiliaire de puériculture, a fait des stages auprès de personnes handicapées et a gagné sa vie comme agent de service hospitalier, avant de faire le bilan de sa courte existence.

“Quand mon contrat n’a pas été renouvelé, j’ai fait un bilan en imaginant que j’avais 50 ans et en interrogeant les regrets de ma vie. Je regrettais de ne pas avoir essayé d’être actrice alors que c’était mon rêve d’enfant. Petite, je voulais un métier qui me permette d’avoir mille vies car j’avais peur de m’ennuyer.

Alors, j’ai pris mon ordi et j’ai initié le changement de ma vie.”

Cette année-là, les Cours Florent ouvraient une école à Montpellier, où la Bisontine d’origine rêvait de s’installer. Avant même d’avoir été acceptée, elle déménageait dans sa ville de cœur, provoquant ainsi le destin, et intégrait la première année de formation de l’école de théâtre.

En parallèle, elle répondait à un appel à profil pour constituer une base de données de figurants dans la région, mais elle ne sera jamais rappelée. Puis pendant l’été, alors qu’elle venait d’abandonner les Cours Florent – “c’était un nouveau départ mais je me suis dit que ce n’était finalement pas le bon moment” –, elle recevra un mail lui proposant de participer au casting du prochain film d’Abdellatif Kechiche.

La suite, on la connaît par cœur, et on lui épargnera, pour cette fois, de raconter les tournages éprouvants de Mektoub, My Love : Canto Uno et Mektoub, My Love : Intermezzo ou les polémiques autour de la diffusion cannoise de ce second volet. La manière dont cette vocation de carrière au service des autres a pu cohabiter avec un désir d’actrice, la lumière et la médiatisation qui vont avec nous interpelle davantage.

“Je pense que j’ai les deux natures en moi et elles ne sont pas à mettre en opposition. Dans ma vie personnelle, j’ai un tempérament naturel à veiller sur les autres, mais il y a aussi un autre endroit qui est mon indépendance émotionnelle et qui a besoin de s’exprimer.”

Cette exposition, consentie ou subie, Ophélie Bau l’interroge en creux de sa carrière. Car après les tournages successifs des deux opus de Mektoub, My Love, elle a tourné en miroir deux courts-métrages, Grace et Fake, qui interrogent le rapport à l’image.

Dans Grace, qu’elle a coréalisé, elle adapte à l’écran un de ses propres cauchemars où une popstar met en scène sa propre mort sur Instagram alors qu’elle est attendue pour le concert de sa vie. Dans Fake, elle est une mannequin au sourire faux et mécanique dont la photographe ne veut pas.

“Ce qui m’intéressait avec Fake, c’était d’explorer ce qu’on montre, ce qu’on cache, volontairement ou involontairement, et comment on parade avec notre faux sourire.”

Après les polémiques qui ont entouré la diffusion et la sortie annulée de Mektoub, My Love : Intermezzo, son absence de la sphère publique a suscité la curiosité des médias et toutes les spéculations étaient alors permises. Mais l’actrice a simplement choisi de prendre le temps d’être et d’exister en dehors des plateaux de cinéma.

“Si tu ne tournes pas, c’est comme si tu n’étais pas, comme si tu n’existais pas. Mais je n’ai pas trop cette notion du temps. Je savais que je voulais retourner, je n’étais pas du tout dégoûtée de ma première expérience, mais il fallait que je digère.”

Elle finira effectivement par retrouver le chemin des plateaux pour le tournage de Vaurien de Peter Dourountzis, sorti en 2021, dans lequel elle interprète Maya, la compagne et proie d’un tueur en série incarné par Pierre Deladonchamps, également impliquée dans des maraudes sociales. Ce film, son réalisateur l’a imaginé comme “le premier d’une série de films de serial killers qui seraient conscients de leur époque” et a invité son actrice à coécrire son personnage de jeune femme indépendante.

“On pourrait qualifier mon personnage de féministe, donc le réalisateur voulait que je prenne part à son écriture. La première scène où j’apparais par exemple, je l’ai complètement réécrite car son premier jet était dévalorisant.”

Peter Dourountzis, qui confiait être “mal à l’aise” avec la position de “toute-puissance” que peut avoir un cinéaste sur un plateau, a également convié ses comédiens à participer à la réalisation du film. Ophélie Bau a donc eu voix au chapitre, notamment sur l’exécution des scènes intimes, à une époque où les questionnements actuels autour des scènes de sexe n’entraient pas encore dans l’équation.

“Le réalisateur m’a proposé de coréaliser les scènes d’amour, il m’a laissé choisir les angles, les axes, les costumes. C’était très agréable d’être considérée et de n’être ni forcée ni induite.”

Cette année, Steve Achiepo a choisi de réunir les deux Ophélie dans Le Marchand de sable, un long-métrage hybride entre film social et drame familial qui emprunte également aux codes du thriller pour sonder l’univers sombre des marchands de sommeil. Moussa Mansaly y incarne Djo, un jeune père de famille précaire qui se retrouve mêlé à une affaire d’hébergement illégal de réfugiés. Dans ce film intelligent où tout tourne autour du sommeil, dans la sphère privée comme dans l’illégalité, Ophélie Bau incarne Aurore, l’ex de Djo, une travailleuse sociale chargée de trouver des hébergements d’urgence de nuit.

“Steve Achiepo m’a dit qu’il avait vu en moi une humanité qui allait avec le personnage, c’est un beau compliment. Mais dans ma projection, j’imaginais mon personnage plus militant, plus déterminé, plus fort. J’abordais ce rôle ainsi mais plus le film avançait, plus je me rendais compte que le personnage était dépourvu et limité, et c’est ça qui le rend crédible.”

Rare et libre, l’actrice laisse du temps au temps et trace son chemin sur les écrans français, entre les plages du sud de la France, qu’elle a retrouvées pour le tournage du clip “Casino” de Disiz, et BRI, la nouvelle création originale Canal+ où elle côtoiera Sami Outalbali, Sofian Khammes et Rabah Naït Oufella, la relève du cinéma français dont elle fait définitivement partie.