Aftersun, Blue Jean, How to Have Sex et prochainement Scrapper : quatre premiers longs-métrages britanniques ont cette année fait mouche sur nos écrans de cinéma. Charlotte Wells, Georgia Oakley, Molly Manning Walker et Charlotte Regan en sont les réalisatrices respectives, elles ont entre 29 et 36 ans et nous viennent toutes les quatre du Royaume-Uni.
Publicité
Alors que Pact (Producers Alliance for Cinema and Television), l’association professionnelle britannique des producteurs indépendants, s’inquiète dans les colonnes de Variety de l’avenir du cinéma indépendant britannique qui serait proche du point de rupture, ces quatre jeunes cinéastes ont totalement rebattu les cartes et sont parvenues à s’imposer dans les plus grands festivals de cinéma du monde.
Publicité
Le Festival de Cannes a ainsi sélectionné Aftersun de Charlotte Wells et How to Have Sex de Molly Manning Walker, respectivement présentés à la Semaine de la critique en 2022 et à Un certain regard en 2023. La première a remporté le prix French Touch – avant de rafler le British Academy Film Award du meilleur nouveau scénariste, réalisateur ou producteur britannique et une nomination aux Oscars dans la catégorie Meilleur acteur pour Paul Mescal qui tient ici son premier rôle principal – tandis que la seconde a décroché le prestigieux prix Un certain regard. Charlotte Regan, 29 ans, a quant à elle raflé le Grand Prix du Jury de la Fiction dramatique étrangère au Festival du film de Sundance cette année.
Elles sont jeunes, elles sont queers, elles sont cool – et viennent récupérer leur prix sur la scène du Festival de Cannes en short de foot –, mais surtout, elles sont pleines de talent, et leurs films partagent de nombreux points communs. Alors, quelle est leur recette du succès made in Britain ?
Publicité
Petits films, grandes émotions
Qu’ils soient des récits de vacances en Turquie ou en Crète, faits de silences et de non-dits, que des parents y soient absents physiquement ou parce que rongés par leur propre tristesse, qu’ils filment un entre-deux, une zone grise, celle du consentement ou celle d’un personnage lesbien coincé à mi-chemin, Aftersun, Blue Jean, How to Have Sex et Scrapper charrient chacun des thèmes délicats mais surtout ancrés dans les réalités de leur jeune autrice respective.
Publicité
Avec leur premier long-métrage, Molly Manning Walker et Georgia Oakley ont su être militantes sans faire de leur art un étendard, préférant le portrait intime à l’histoire politique ou au pur manifeste #MeToo. Dans How to Have Sex et Blue Jean, la politique est une sorte de cheval de Troie à l’intérieur d’un film qui ne se présente pas à nous comme tel. Car les deux réalisatrices maîtrisent parfaitement l’art du hors-champ – Oakley préfère par exemple évoquer l’homophobie du gouvernement Thatcher uniquement via les voix à la radio ou la télévision – et de l’ellipse – Manning Walker choisit quant à elle de ne pas filmer la première fois de Tara pour se concentrer uniquement sur les conséquences de ce passage à l’acte.
Certaines de ces réalisatrices, comme Georgia Oakley, ont mis leur identité queer au cœur de leur récit. D’autres, comme Charlotte Wells, l’ont simplement évoquée en filigrane de leur film, tandis que Molly Manning Walker y a mis en miroir son propre cheminement amoureux vers les femmes, qui a rendu sa vie “bien plus simple”, en attribuant à Em, son personnage lesbien, les relations amoureuses et sexuelles les plus saines du trio.
Avec un film aux airs de coming-of-age sombre et solaire à la fois – ou de coming-of-age inversé chez Charlotte Regan, où l’adulte grandit au contact de son enfant –, Charlotte Wells et Molly Manning Walker ont chacune réussi à créer une œuvre très personnelle et pourtant universelle. Si leur film a bouleversé, en des endroits très différents, presque chaque spectateur qui l’a découvert, c’est parce qu’elles ont toutes deux su laisser l’espace pour que chacun puisse y apporter son expérience personnelle et ainsi combler les ellipses et les nombreux silences à sa façon.
Publicité
Mais surtout, elles ont toutes deux su nicher de grandes émotions qui nous ont pris par surprise dans de petits détails inattendus – une main tendue par une amie qui a compris ou un plâtre qu’un père retire seul. Chacune a su capter des vérités bouleversantes en détournant légèrement l’objectif de leur caméra – en filmant les difficiles confessions de Tara à travers un jeu de miroirs dans le duty-free de l’aéroport ou les tentatives de Sophie de capter ce père adoré mais irrémédiablement nébuleux par l’intermédiaire d’une caméra, d’une photo, d’une télévision, d’un reflet dans un miroir. Enfin, toutes deux n’ont pas eu leur pareil pour nous faire ressentir l’immense solitude de leur personnage dans des scènes de boîte de nuit extrêmement réussies.
United Colors of Cinema
Pour envelopper ces récits nuancés, leurs jeunes réalisatrices ont choisi d’adopter une forme plus radicale, fruit d’un rigoureux travail sur la colorimétrie. Si Molly Manning Walker réalise son premier long-métrage avec How to Have Sex, elle est également cheffe opératrice, et alors que son film sonde la zone grise – a priori très peu cinégénique –, la couleur y est omniprésente. C’est également elle qui signe la photographie de Scrapper de son amie Charlotte Regan, et la palette de couleurs pastel donne au film des airs de paquet de bonbons géant sans pour autant provoquer de nausées chez le spectateur.
Publicité
Derrière l’affiche jaune et bleu – palette de couleurs souvent réservée au genre de la comédie un peu potache –, Georgia Oakley dévoile un premier film qui est tout l’inverse et nous plonge dans les années très noires de l’ère Thatcher. Tourné en 16 mm, avec juste ce qu’il faut de vintage, Blue Jean est magnifié par une superbe photographie bleutée qui évolue en fonction des différents mondes et états que son héroïne traverse, retranscrits dans ses vêtements et dans les ambiances. Le terme “blue” évoquant également la tristesse, cette colorimétrie encapsule aussi et surtout ce sentiment dominant chez Jean, comme chez Calum, le père dépressif d’Aftersun où la couleur bleue est elle aussi omniprésente.
Charlotte Regan et Molly Manning Walker partagent un passé de réalisatrices de clips et leurs réalisations ont su s’en inspirer pour le mieux : dans Scrapper, l’inventivité de la mise en scène n’a d’égal que l’imagination débordante de Georgie, 12 ans, qui vit seule et parvient à tenir les services sociaux à distance grâce à sa débrouillardise, tandis que How to Have Sex se démarque par un remarquable travail du son et de la musique.
Mais surtout, ces quatre réalisatrices possèdent toutes un immense talent de direction d’acteurs, souvent jeunes, parfois très jeunes. Encore enfants, Frankie Corio à l’impressionnante délicatesse de jeu et Lola Campbell à l’énergie qui emporte tout ont crevé l’écran. De son côté, Mia McKenna-Bruce a su transmettre tellement d’émotions dans les silences et mettre en images tous les non-dits du film en naviguant dans des scènes de fêtes et de débauche très bruyantes, tandis que Rosy McEwen a su faire preuve d’une retenue parfaitement juste pour incarner son personnage en zone grise, entre honte d’elle-même et homophobie intériorisée. Enfin, sous la caméra de Charlotte Wells, mélancolie et ambivalence sont parvenues à pénétrer le physique de statue grecque de Paul Mescal, jusqu’ici idéal masculin fictionnel grâce à son rôle dans Normal People.
Excuse my French
Ken Loach, Shane Meadows, Alan Clarke… Le cinéma britannique est ancré dans une tradition de réalisme social dont cette jeune génération de réalisatrices ne se revendique pas, proposant un geste de cinéma totalement nouveau et ancré dans son temps – parfois même avec un temps d’avance. Mais l’ombre de deux Anglaises plane bel et bien au-dessus de cette nouvelle vague britannique.
La réalisatrice de How to Have Sex revendique ouvertement l’influence d’American Honey d’Andrea Arnold dans l’écriture de ce personnage féminin qui cherche sa place au milieu d’un groupe chaotique, qui la libère en même temps qu’il l’emprisonne, tandis que son aspect brut et sans concession pencherait du côté de Fish Tank et sa surprenante actrice, Katie Jarvis. Plus récemment, Sarah Gavron réalisait Rocks, et c’est entourée d’une bande d’adolescentes survoltées qu’elle sillonnait les rues du quartier multiculturel de Hackney, à Londres, dans un film très naturaliste et spontané qui faisait lui aussi la part belle à l’improvisation.
Si Molly Manning Walker ne cite pas la Britannique Emerald Fennell qui, en 2021, réalisait Promising Young Woman, un premier et grand film, leur approche du féminisme est pourtant similaire. Dans une logique presque pédagogique, chacune démantèle la big picture des violences sexuelles. Sans manichéisme, elles observent les hommes agresseurs mais aussi ceux qui comprennent mais ne disent rien, les amies qui minimisent ou les femmes qui ne croient pas, évitant ainsi les pièges du classique revenge movie ou du film misandre. Et surtout, elles emballent chacune leur film sous un vernis fluo et coloré et une bande-son pop pour délivrer un message d’autant plus percutant.
Mais c’est de l’autre côté de la Manche que cette jeune génération de réalisatrices made in Britain puise surtout ses influences, dans le cinéma français fait par des femmes. Molly Manning Walker cite volontiers Catherine Breillat, qui a filmé la violence de l’adolescence à de nombreuses reprises, tandis que Charlotte Wells se réfère à Chantal Akerman, Claire Denis et bien sûr Céline Sciamma, l’une de ses influences principales pour Aftersun.
Si Tomboy n’a pas directement influencé Blue Jean, c’est également ce film, découvert dans un vidéoclub à Londres tenu par deux Françaises, qui a donné l’envie à Georgie Oakley de faire du cinéma, également influencée par Divines de Houda Benyamina, Bande de filles et les films français centrés sur des personnages féminins “complexes, lyriques et poétiques”.
Long live these queens!