Que voyez-vous sur ce tableau de Diego Vélasquez ? Car ce n’est pas totalement ce que vous croyez

Publié le par Donnia Ghezlane-Lala,

© Diego Vélasquez/Musée du Prado, Madrid

Quel est le véritable sujet et le personnage central de ce tableau de Diego Vélasquez ? Non, ce n’est pas la petite fille, et ça brise le cœur. L’analyse en vaut le détour.

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Aussi connu sous le nom de La Famille de Philippe IV, Les Ménines, terme qui renvoie aux demoiselles d’honneur et la beauté, est un tableau de Diego Vélasquez datant de 1656. C’est un des tableaux les plus commentés de l’histoire de la peinture occidentale car sa composition est complexe et peut nous amener à débattre des heures sur qui est le centre de l’attention, qui est le sujet principal et de quoi il parle réellement. Parlons d’abord de sa composition.

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Cette œuvre représente plusieurs personnages de la cour du roi Philippe IV. Sa fille Marguerite-Thérèse, diaphane, ressort immédiatement dans sa robe blanche et grâce à cette cruche argileuse, un búcaro, qu’elle tient dans sa main. Deux demoiselles d’honneur, un enfant, un chien et une petite femme l’entourent au premier plan. Cette grande salle du palais royal est garnie d’une scène des Métamorphoses d’Ovide, affichée au mur et peinte par Rubens, et de copies de Jacob Jordaens réalisées par l’assistant (et gendre) de Vélasquez, Juan del Mazo, selon la spécialiste Svetlana Alpers.

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Au second plan, dans l’ombre, figurent une chaperonne et un garde mais on peut aussi voir à gauche Vélasquez tenant sa palette devant une grande toile et regardant dans notre direction, comme s’il nous peignait. Sommes-nous les sujets de ce tableau finalement ? Non. Regardez le miroir au fond. Le roi Philippe IV d’Espagne et la reine Marie-Anne d’Autriche apparaissent et posent pour le peintre – ou peut-être est-ce un reflet du tableau en cours de Vélasquez ?

Qui est la star ?

Est-ce que le couple royal est le véritable sujet de ce tableau, cristallisant toute l’attention, puisque tous les regards (sauf ceux des demoiselles, de la chaperonne, du chien et de l’enfant) semblent pointer vers eux ? Pourtant, le centre du tableau le plus éclairé pointe vers ce chambellan de la reine (et chef des ateliers de la tapisserie royale), qui apparaît sur des marches d’escalier, dans l’encadrement d’une porte et d’un rideau donnant sur un espace vide. Est-ce que c’est lui, la star de ce chef-d’œuvre chargé de tensions ?

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Pour certain·e·s spécialistes, il est évident que le couple royal est présent en chair et en os dans la toile, qu’il regarde le peintre à son ouvrage (selon Harriet Stone) pendant que les autres les divertissent (selon Jon Manchip White). Il ne figurerait donc pas de manière abstraite dans le reflet de la peinture en cours de Vélasquez, à travers le miroir (comme le dit H. W. Janson). Pour d’autres, ce qu’il y en face de cette foule, ce n’est pas le couple royal mais un miroir dans lequel Marguerite-Thérèse se regarde et que le peintre utilise pour mieux la dessiner.

Ainsi, selon Michel Thévoz, dans Le Miroir infidèle, le couple royal ferait une apparition inopinée dans cette scène pendant que leur fille est peinte mais ne serait pas le sujet de la grande toile peinte dans le tableau par l’artiste. Cette grande toile au bord du cadre cacherait d’ailleurs la porte par laquelle le couple aurait pu faire irruption. De son côté, Jon Manchip White interprète cette toile comme le CV de Vélasquez, à travers un rare autoportrait : dans ce sens, il s’entoure ici de la famille royale dont il est proche, de courtisan·e·s et d’accessoires qui racontent ses journées type en tant que peintre du roi.

Diego Vélasquez, Las Meninas, entre 1656 et 1657. (© Musée du Prado, Madrid)

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Une histoire de dysmorphophobie et de bromance

Bref, vous l’aurez compris, il n’y a pas de réponse finale à cette sublime mise en abyme. Le contexte de la réalisation de cette œuvre peut nous éclairer sur qui est le véritable sujet du tableau, qui semble être davantage le couple royal et sa relation profonde avec le peintre que tout le reste – cette interprétation n’engage que quelques spécialistes et moi, libre à vous d’en élire une autre. Quand il peint ce tableau, Diego Vélasquez est au service de la cour depuis 33 ans et il le sera jusqu’à sa mort en 1660. Sur les huit dernières années de sa vie, l’artiste n’est pas très productif, et ne travaille que sur quelques portraits royaux.

À cette époque, le roi vieillit, développe une dysmorphophobie et ne veut plus apparaître sur des tableaux. Pour faire avec cette contrainte, le peintre espagnol n’a d’autre choix que de trouver des subterfuges pour le représenter. Le miroir en est un, et tout le reste n’est que diversion. Sauf que le regard du peintre nous inclut nous aussi, comme si nous étions à côté du roi. Le sujet central serait alors ce trio fort : le couple royal, le peintre et sa relation forte avec son roi et son public. Car le peintre est le passeur de l’image du roi auprès du public, c’est-à-dire les nous d’antan, mais aussi les nous d’aujourd’hui qui contemplons la toile. Et parce qu’il est sympa, Diego Vélasquez nous lance un regard et nous place devant la toile, aux côtés du roi auquel ce tableau est destiné. De cette manière, il nous confère un pouvoir divin car nous “voyons sans être vu·e·s”.

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À propos de cette petite fille qui capte l’attention, il y a aussi des choses à dire et une histoire de deuil : on peut se demander si le rayonnement de Marguerite-Thérèse (que notre œil prend au premier regard comme le sujet principal du tableau) ne renverrait pas simplement à la lignée que le roi laissera derrière lui, à sa succession difficilement acquise lors de son second mariage avec Marie-Anne d’Autriche, puisqu’après la naissance de Marguerite-Thérèse, le couple perdra trois enfants. Marguerite-Thérèse, future impératrice du Saint-Empire grâce à un bon mariage, est donc l’aînée d’une fratrie de deux et la seule née lors de la conception du tableau. Elle est l’avenir de la royauté. Six ans plus tard, un cinquième enfant, Charles II, survivra aux fausses couches et aux morts précoces et deviendra roi d’Espagne. Proche du roi, Diego Vélasquez était aux premières loges de ces drames et on ne peut nier l’influence qu’ils ont eue sur les récits qu’il peignait.

La mort, le deuil, le roi et la reine

Face à sa peur de la mort et à son rapport compliqué à sa vieillesse et son corps, le roi préfère donc attirer l’attention du public sur l’avenir : son enfant. Le culte du moi est plus subtilement amené car en réalité, il s’agit de lui, de son sang. Les Ménines fait figure d’exception : c’est un des rares tableaux tardifs pour lequel il a accepté d’apparaître, préférant le reste du temps se cacher derrière sa famille. Les deux titres alternatifs sont révélateurs, La Famille de Philippe IV et Les Ménines, car aucun n’évoque un portrait du roi comme la tradition le demande.

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Un autre détail vient renforcer cette interprétation : l’encadrement de la porte éclairé, où figure le chambellan, rappelle les contours du miroir d’à côté et les silhouettes de la chaperonne et du garde font figure de double du couple royal, dans leur position similaire aux deux corps reflétés. Tout nous ramène au roi et à la reine. La suite serre le cœur car une histoire comme ça ne peut se terminer autrement que par un difficile deuil.

Quatre ans après avoir peint ce tableau, Diego Vélasquez meurt avant son roi. Un an plus tôt, il avait été fait chevalier de l’Ordre de Santiago. Vous voyez cette croix rouge dessinée sur sa poitrine ? C’est le symbole de l’Ordre de Santiago. Mais ce n’est pas Vélasquez qui l’a peinte sur lui-même car le tableau était achevé avant qu’il ne reçoive cet honneur. D’après les expert·e·s, le roi Philippe IV a ordonné qu’on ajoute cette croix sur la toile après la mort du peintre.

Cette disparition marquera profondément Philippe IV, décédé cinq ans après Vélasquez, qui écrira “Je suis brisé” dans la marge d’une lettre élisant sans excitation son prochain peintre, relate John Canaday dans son essai Baroque Painters. C’est pourquoi ce tableau est si beau. Il renvoie aux liens forts qui unissaient le peintre et son roi, lui qui avait sa propre chaise dans l’atelier de l’artiste et qui passait des heures à le regarder peindre. Il renvoie aussi à des sentiments que nous connaissons tou·te·s : l’amitié et la perte.

Si vous voulez le voir en vrai pour percer tous ses mystères, sachez qu’il est exposé au musée du Prado à Madrid.