Que nous révèle l’immense succès du film Il reste encore demain sur la société italienne ?

Publié le par Brice Donadille,

© Youtube / Vision Distribution

En affrontant le sujet des violences conjugales et du patriarcat, Il reste encore demain semble avoir touché une corde sensible depuis sa sortie en Italie.

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Il y avait La vie est belle de Benigni, il y a Il reste encore demain de Cortellesi. Le premier trustait depuis presque trente ans le top 10 des films les plus vus en Italie, le second l’en a sorti en moins de trois mois. Un David contre Goliath qui se genre au féminin. Un premier long-métrage qui vient rebattre les cartes du patriarcat italien mais qui, surtout, s’est trouvé un public inattendu, celui-là même qui descend dans les rues de Rome et remet en question ce même patriarcat. Un parallèle loin d’être anodin pour les férus de cinoche (et de justice sociale) que nous sommes. Zoom sur un cinéma étonnement engagé dans un pays ordinairement traditionnel.

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Un film au bon endroit, au bon moment

1 heure et 58 minutes de noir et blanc où s’enchaînent violence conjugale et remarques misogynes. Avec ça, Il reste encore demain avait tout pour être rangé au rayon films d’auteur du vidéoclub. Mais, 5 millions d’entrées plus tard, le film est devenu l’archétype du succès populaire en Italie, le premier depuis longtemps. Car selon le représentant italien des métiers du cinéma, la fréquentation des salles aurait baissé de près de 50 % (Anica, 2019). Les Italiens ne vont plus tellement au cinéma, les distributeurs ont déserté le milieu, et peu de monde attendait Paola Cortellesi sur un terrain aussi glissant. En tout cas, pas de manière si frontale.

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Mais l’actrice et réalisatrice, plus habituée aux émissions de télé et aux comédies légères, a rameuté un public plus hétérogène (et hétéroclite) que jamais. Il reste encore demain ne se contente pas de ravir les amateurs de cinéma, c’est un Intouchables à la sauce italienne, aussi populaire et plus politique, même si, pour elle et son équipe, l’ambition n’a jamais été de bousculer le pays. “Nous n’avons mis en pratique que notre méthode de travail habituelle : faire de la comédie sur des thèmes importants pour nous”, avouent Giulia Calenda et Furio Andreotti, les coscénaristes. Mais l’œuvre, elle, a obstinément dépassé le maître.

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Il faut dire qu’Il reste encore demain touche une corde ultrasensible en se greffant à un mouvement en ébullition. Les violences conjugales gangrènent le pays depuis des décennies, et Paola Cortellesi, loin de mettre un coup de pied dans la fourmilière, vient nourrir le débat à un moment charnière. Le 11 novembre 2023, Giulia Cecchettin est assassinée à 22 ans par son petit ami. Le fait divers se mue rapidement en cause nationale. Des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues de Rome pour dire “stop” à une culture généralisée qui confond amour et possession.

Une première de cette ampleur dans le pays. Pour la première fois peut-être de l’histoire italienne, les violences conjugales et les viols comptés par dizaines chaque année sont perçus comme un problème systémique et non plus individuel. Le mouvement est fait de jeunes et de parents, de femmes et d’hommes. Il est populaire.

Le noir et blanc pour voir collectivement

Cecchettin ou Cortellesi, à chaque fois le message est le même : le changement est nécessaire, et il doit être collectif ou ne sera pas. “Ceux qui commettent ces actes sont souvent très jeunes. Ça nous laisse penser que ce n’est pas près de changer tout seul. Le problème est ancré chez toutes les générations”, déplore Susanna Longo, professeure des universités de langue, littérature et civilisation italiennes à Lyon 3.

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Mais dans un pays où la famille souffre d’une vision quasi uniquement traditionnelle, les Italiens baignent encore souvent dans ce patriarcat poussiéreux. Paola Cortellesi ne le sait que trop bien. Avant de devenir l’un des porte-voix du féminisme italien (statut qu’elle ne revendique probablement pas), elle a longtemps fait ses armes sur la télévision du misogyne en puissance Silvio Berlusconi. Alors, pour changer les mœurs, il faut savoir convaincre. Ça tombe bien, c’est souvent à ça que sert le cinéma.

Dans la botte, rares sont les réalisateurs qui osent la critique frontale du patriarcat. “D’habitude, ces thèmes sont abordés sous couvert de l’humour. C’est le propre de la comédie italienne”, confirme Susanna Longo. Et sans une entité forte pour les soutenir – un CNC à l’italienne –, les réalisatrices qui pourraient faire la différence peinent à émerger.

Mais, cette fois, le vernis de la blague semble avoir craqué face à l’urgence du problème. Il reste encore demain marche dans les pas d’Un giorno perfetto (Ferzan Özpetek, 2008) ou du plus récent L’immensità (Emanuele Crialese, 2022). Il ne se cache pas derrière le mot “comédie”, il joue sans cesse sur cet équilibre entre engagement et divertissement. Loin de se tailler une place d’artiste engagée façon Céline Sciamma, Cortellesi veut rester populaire. Résultat, la mise en scène et l’écriture font parfois preuve de naïveté, mais personne n’oublie la sincérité de ce premier film. Et c’est aussi ça qui le rend aussi accessible que populaire.

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Et demain ? Il reste quoi ?

Preuve de la nécessité de ce genre de film : depuis sa sortie, Il reste encore demain est diffusé dans des classes italiennes, à l’endroit même où l’éducation sexuelle n’a jamais fait partie des programmes scolaires – le gouvernement de Giorgia Meloni s’est récemment prononcé contre son intégration. L’Italie est bonne dernière ses voisins de l’UE, avec son taux d’emploi des femmes qui gravite autour de 51 % (INSEE, 2022). La culture de la lutte s’est délitée pour n’être qu’un vestige aujourd’hui. Bref, dans un pays où l’on n’a abrogé le crime d’honneur – la peine de l’auteur du féminicide est réduite si sa femme était adultère – qu’en 1981, les avancées féministes se font rares. “Dans les années 1960 et 1970, les femmes ont acquis la majorité de leurs droits, mais depuis, ça stagne”, ajoute Carolina Simoncini, maîtresse de conférences à l’université Lyon 3.

Face à la popularité du mouvement ces derniers mois, la très conservatrice Meloni s’est vite sentie contrainte de qualifier Il reste encore demain de “film courageux et stimulant”, une position qui vient nourrir le discours faussement féministe enclenché depuis son accession au pouvoir. Mais dans les actes, rien n’avance. “Les mesures qu’elle prend sont faites surtout pour les mères plutôt que pour les femmes en général”, soutient Carolina Simoncini.

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Conséquences : “Une femme italienne va réfléchir à deux fois avant de divorcer, car il y a un manque total d’allocations pour les femmes seules ou les mères célibataires.” Celle qui se fait appeler “presidente” au masculin incarne le patriarcat plus qu’aucun autre dirigeant italien, ce qui a de quoi rendre pessimiste. Et malgré les prises de conscience, ils sont encore peu à miser sur un changement profond de la société. Dans ce cas-là, Il reste encore demain ne serait qu’un jour sans lendemain.

Il reste encore demain sort le 13 mars au cinéma en France.