Depuis le 17 février, le Palais de Tokyo présente dans ses espaces “Exposé·es”, une exposition qui s’interroge sur l’impact que l’épidémie du VIH a eu sur une génération d’artistes frappé·e·s directement ou non par ce fléau, “ce qu’elle a changé dans les consciences, dans la société, dans la création”. Le sida est abordé ici “non pas comme un sujet, mais comme grille de lecture pour reconsidérer un grand nombre de pratiques artistiques exposées à l’épidémie. La beauté vient comme recours face aux conséquences politiques et sociales des pandémies qui se superposent”, détaille le communiqué de presse.
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Jusqu’au 14 mai 2023, des projets touchants, intimes ou conceptuels sont mis à l’honneur et répondent de près ou de loin à l’ouvrage d’Élisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXe siècle (2017). “À l’opposé d’une commémoration, l’exposition brouille les temporalités, et porte un discours au présent, en demandant à des artistes d’interroger depuis aujourd’hui leur histoire et ce qui leur a été transmis du siècle passé.” Parmi ces projets, on retrouve celui de Michel Journiac, Pierre (Darek), réalisé en 1993. Focus.
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Corps gays sacrifiés
En 1987, Pierre Nikta, alors étudiant et surnommé “Darek” par ses proches, meurt des suites du sida. Marqué par cette perte, Michel Journiac décide de réaliser un rituel pour la mort de son ami. Le 1er septembre, l’artiste français décide, dans un premier temps, de disperser les cendres de Darek dans la Seine, à Paris, au pont Marie. Avec un cortège d’ami·e·s, il met en place une procession publique, linge rouge et flambeaux inclus, à une époque où les enterrements des victimes du sida se font dans le silence et l’oubli.
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En 1993, Journiac réitère, dans un second temps, son hommage en réinterprétant un portrait de son ami défunt pris par l’artiste Jean-Luc Moulène, également proche de ce dernier. Sur la photographie en noir et blanc de Moulène, Darek s’exhibe amaigri par la maladie et nu. Connu pour ses travestissements politiques, Michel Journiac transformera cette image en y ajoutant un fond doré et du sang, redessinant le corps de son ami. La couleur rouge rappelle la violence de cette maladie, mais aussi la célébration des martyr·e·s. Et c’est ainsi que l’œuvre Pierre (Darek) est née.
“En regardant cette image de Pierre N., se cristallise en nous son regard insistant et apeuré, ce corps souffrant devant ses voiles transparents et trompeurs, à moins qu’il ne s’agisse de linceuls, ce corps maigre qui ne possède plus que la substance de lui-même. Ce corps qui crie son désir d’existence, car son enveloppe est intacte – aucune marque de souffrance, sinon la maigreur. Mais le visage lui s’exprime muet, questionne, effrayé et calme à la fois, ce visage sait qu’il est bientôt poussière”, a commenté l’auteur de l’œuvre, dont les propos sont rapportés dans une thèse disponible en ligne, intitulée La Déconstruction du corps et des sexualités dans les performances artistiques en France de 1970 à 2000.
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La même année, le plasticien achèvera son rituel en créant des lingots de plomb composés des cendres de ses amis emportés par le sida, réincarnant ces êtres chers et disparus en un objet lourd et douloureux. Ce n’était pas la première fois que Michel Journiac produisait des œuvres cristallisant cette épidémie : on compte Rituel pour un mort en 1975, Action du corps exclu en 1983, La Monnaie de sang et Mur des amis morts en 1993.
Dans son travail, l’artiste étudie le corps malade, marginalisé, exclu, violenté, médicalisé. C’est en écho à l’affaire du sang contaminé, qui a éclaté en 1991 en France, qu’il réalisa Pierre (Darek) en usant du sang humain. Son intention était claire : évoquer l’idée d’un sacrifice, défier les stigmatisations autour des corps et sangs gays. “Le procès du sang contaminé n’est pas le procès des médecins, c’est aussi le procès d’une structure libérale qui veut à tout prix rentabiliser le sang. […] La mort remet en cause la médecine et la structure économique libérale”, déclarait l’artiste pour qui l’apparition du sida a changé son rapport à la sexualité.
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“En 1983 alors que la vague de sida ne fait pas encore rage, que l’ignorance et le mensonge président à cette maladie, Journiac décide d’une action sans précédent [dans son œuvre Action du corps exclu]. […] Une marque d’exclusion parmi d’autres. Cette image si forte, sa peau ainsi marquée, ces lambeaux de chairs cramoisies à vif et cette revendication indélébile : ‘On est pédés ou on ne l’est pas.’ Le corps, son corps, reste et demeure matériau premier de l’action”, détaille la thèse de l’Université Paris 8, avant de citer les mots de Journiac :
“Dans ce monde où le corps est réduit à être ce qu’il est (je veux dire ce que la société veut qu’il soit), on a réduit la sexualité à éjaculer. Éjaculer, c’est important, je ne le conteste absolument pas, mais la sexualité est quelque chose de beaucoup plus complexe, qui manifeste l’homme dans sa totalité. Cela doit recouvrir tous les termes des accords entre les êtres vivants.”