Chaque semaine, Aurélien Chapuis alias Le Captain Nemo revient sur l’actualité du rap avec ses coups de cœur, ses découvertes et les enjeux du moment.
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Ces derniers temps, j’ai eu le droit à quelques réflexions (et insultes) sur mes prises de position dans le rap actuel. Ce n’est clairement pas la première fois qu’on considère que je fais du “jeunisme”, en gros, que je gonfle un peu les jeunes artistes qui ont le vent en poupe tout en dénigrant certains hauts dignitaires du rap en fin de course. C’est vrai que j’ai défendu Koba LaD dès ses débuts car j’aimais cette façon de restaurer l’énergie de Chief Keef à la française. Mais dans les remarques insistantes reviennent souvent des spécifications sur l’âge : “trentenaire dépassé”, “vieux qui veut faire jeune”, “ringard”. Je me demande à quel niveau ces remarques sont aussi des miroirs des habitudes d’écoute des gens.
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Cette semaine, j’ai regardé la série Le monde de demain (dispo sur Arte, bientôt sur Netflix) sur les débuts du hip-hop en France via le prisme de la création du groupe NTM ainsi que de la trajectoire de Dee Nasty. Cette période où on a pris goût au rap, mais aussi à la culture du mouvement hip-hop, paraît complètement dépassée si on la compare à un clip de Ziak, de Mig ou de So La Lune. La série montre bien comment le hip-hop, puis le rap étaient des éléments totalement nouveaux que la jeunesse embrassait, d’abord par petits groupes épars d’initiés, puis par les masses. On voit tout de suite, dès les premiers épisodes, les générations plus vieilles qui ne comprennent pas : peindre sur les murs, s’installer dans un terrain vague, danser sur la tête, parler sur des disques… C’est quoi, ce délire ? Les ieuvs comprennent R.
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Car le rap est très marqué comme une musique de jeunes. Comme tous les mouvements émergents qui durent, c’est d’abord le jeune public de kiffeurs, engagé, initié, qui se reconnaît, se sent représenté et en devient le poumon. Pareil pour le rock, si on se réfère au film Elvis de Baz Luhrmann : les premières scènes de live, l’engouement, la provocation, l’hystérie, bah c’est un truc de jeunes, les plus vieux sont totalement dépassés.
Si on recoupe ce fait avec les différentes études qui stipulent que l’auditeur moyen ne découvre plus de nouvelles musiques ou de nouveaux artistes après 27 ans (et 3 mois) : c’est ce qu’on appelle la paralysie musicale. Mais là, c’est souvent des auditeurs de rap qui formulent ce genre de critiques. Donc ? Eh bien donc le rap, il a changé. C’est très difficile pour un auditeur des années 1990 de retrouver des appétences pour le rap actuel, français comme américain. Les sonorités ne sont plus les mêmes, les rythmes non plus. Le rap est passé de son rythme de 90 BPM habituel à une énorme fourchette allant de 65 à 160 BPM. Le rap est devenu comme le rock, une musique aux multiples facettes, avec sa tendance “hard” et “pop”. Sur “Urus”, la dernière sensation de Favé, il y a beaucoup d’éléments qu’on retrouve depuis les débuts du hip-hop : des cercles avec de la danse, des roues arrière à vélo… Pourtant ça n’a plus rien à voir avec l’esprit qu’on retrouve dans la série Le Monde de Demain. Presque deux musiques différentes.
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Au final, avec ces différences musicales, il y a toujours un biais dans le rap pour ceux qui veulent “rester dans le coup”. Ce sont des questions qu’on se pose souvent entre curaters, journalistes ou chroniqueurs : jusqu’à quel âge serons-nous pertinents sur le rap ? Les nouveaux mouvements émergent toujours des goûts de la jeunesse. Comme beaucoup, je suis devenu moi-même passionné de rap à mon adolescence car c’était la musique qui me paraissait la plus en phase avec mon époque, progressive, provocatrice, extrême, vivante.
Or, avec l’âge, ce n’est plus forcément ce qu’on recherche dans la musique. Ou plutôt si, on cherche à tout prix la vie. Donc quelque part, en me traitant de trentenaire dépassé ou ringard, l’amateur de rap cherche à justifier sa propre vision du rap et donc, de la vie, qu’elle soit immuable, ancrée dans un passé ou stéréotypée. Peut-on écouter du rap écrit et composé par des adolescents quand on a plus de 40 ans (eh oui, pas trentenaire pour le coup). Oui, car le rap comme toutes les musiques est un cycle. Comme la vie. Il faut juste faire des choix. Quand devient-on trop ieuv pour écouter du rap actuel ? Peut-être juste quand on dit “ieuv”.
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Le 5 majeur de la semaine
Westside Gunn – Science Class (feat. Busta Rhymes, Raekwon, Ghostface Killah & Stove God Cooks)
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Je n’ai jamais été complètement emballé par Griselda. Je trouve ça cool, excellent par moments, mais souvent dispensable. Je trouve ça surtout surcoté par des ieuvs (voir ci-dessus) qui veulent croire que le Boom bap existe toujours, à la même échelle qu’en 1995. Par contre, j’aime les talents de directeur artistique de Westside Gunn et sa longévité.
Sur son volume 10 des Hitler Wears Hermes sorti vendredi dernier, il réalise un grand chelem en invitant le performer ultime Busta Rhymes, le duo crapuleux de référence Rae & Ghost ainsi que la jeune légende Stove God Cooks, leur héritier. Le tout est produit par Swizz Beatz dans un style un peu à l’ancienne, mais un peu neuf aussi. Et franchement, j’y ai pris un plaisir certain car tout le monde joue le jeu, les lauriers sont rendus comme jamais et bah ça rappe, quoi.
Sto – Rappelle-Toi
La musique club prend de plus en plus de place dans le rap actuel, aux USA comme en France. La jersey drill a maintenant de nombreuses ramifications avec des styles très différents, entre Kerchak, Favé, Implaccable ou encore Sto. Rappeur originaire de Lille, Sto s’est fait connaître avec ses freestyles Jersey Drill dont l’épisode 4 est sorti en live sur le Planète Rap de MadeinParis cette semaine.
Sto fait de la jersey drill mais à sa façon, avec des touches d’électro planante, allant parfois jusqu’à ce “Rappelle-toi” à la structure très audacieuse, s’éloignant des sonorités club pour mieux y retourner. Les frontières sont toutes explosées, les étiquettes brûlent. J’aime beaucoup quand les prises de risque deviennent la normalité. Ça veut dire que le rap se porte bien.
BabyTron – Wake Tf Up
BabyTron est un véritable ovni de la scène de Detroit. Entre son groupe Shitty Boyz (ouais, ce nom est légendaire) et ses séries de freestyles enchaînés à rallonge sur tous types d’instrumentaux, BabyTron explore tous les recoins de son flow monocorde et nonchalant pour plus de décalage. Son dernier album Bin Reaper 3 : Old Testament, sorti vendredi dernier, contient encore son lot de dingueries comme “MySpace” mais c’est surtout ce “Wake Tf Up” qui a retenu mon attention. 21 ans après la FF et son “Art de Rue” produit par Pone (oui je suis ieuv, voir ci-dessus), BabyTron reprend le sample de Rockwell pour une version toujours aussi speed. En moins de deux minutes, il a tout dit. Gloire à l’art de rue.
Orelsan – Point de rupture
J’ai enfin regardé la saison 2 de Montre jamais ça à personne et je l’ai regardée une deuxième fois après avoir écouté Civilisation Perdue. Il y a toujours cette même donnée qui me marque dans la carrière d’Orelsan : sa sincérité. En vrai, cette édition augmentée n’est pas folle mais elle présente les fêlures d’Orel, ses échecs d’écriture, ses pistes de recherche. Tout comme la saison 2, c’est une plongée dans le processus créatif, avec ou sans douleur.
Sûrement à cause de mon jeune âge (faux je suis ieuv, voir plus haut), les morceaux qui me marquent le plus chez Orelsan sur Civilisation et sa réédition sont ceux sur sa vie de couple. Ainsi, “Point de rupture” est un parfait complément à “Ensemble” et “Athéna”, une mise en abîme très juste et sincère de la vie. Ça reste son plus grand tour de force. Ça et “Du propre” (et sa fausse suite “Ok… Super…”) en tube de jersey drill quand tout le monde s’en foutait. Réédition mineure mais toujours avec du panache. Et finir avec “On a gagné”, bon bah voilà. On l’a fait.
So La Lune – Gepetto
En l’espace d’un an, So La Lune est devenu une star de la nouvelle génération de rap en France. Avec un univers très dense, une musicalité tordue et un vrai sens du spleen, So a vraiment capturé l’essence-même de sa génération, à mi-chemin entre un Lil Durk glitché et un Michel Berger compressé sous hélium. Et, en plus, il est très productif. Son EP Kenna, sorti vendredi, est encore chargé de pépites novatrices comme ce “Gepetto”. La Next Gen en a sous le pied.
Ligne nostalgique
Ce mercredi, Questlove a teasé le mix d’un morceau prévu pour le prochain album de The Roots, huit ans après leur dernier opus. Ce morceau est en featuring avec Erykah Badu, et il a l’air incroyable. Ça m’a donné envie de réécouter du Roots, sûrement le groupe que j’ai le plus écouté dans ma vie et que j’ai vu le plus souvent en concert. Questlove est un modèle pour moi, autant pour son parcours que pour sa vision de la musique. Le mix et le mastering des albums des Roots sont toujours incroyables, ça plairait à Damso.
J’aime beaucoup de périodes du groupe mais il y en a une qui est rarement citée sur laquelle je reviens souvent, c’est celle autour de l’album The Tipping Point, il y a presque 20 ans. Connu pour son tube synthétique “Don’t Say Nuthin'” et porté par le succès de “Guns Are Drawn”, l’album est un monolithe aux multiples facettes, rempli de breakbeats bruts et découpés. Parmi tout ça, l’intro “Star” reste très souvent dans ma tête, une sorte de version revisitée et plus rythmée du classique de Sly & The Family Stone. Double ligne de nostalgie, ici. Tout le monde est une star. Donc brillez tous bien et bonne semaine !