Plus de six ans après le déclenchement de cette vague mondiale, sommes-nous enfin en train d’assister au #MeToo du cinéma français ? Cette libération de la parole des femmes est arrivée aux États-Unis en 2017 par la porte du cinéma et ce sont à nouveau l’emprise et les agressions sexuelles de la part de cinéastes qui sont actuellement dénoncées en France.
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Dix mois après les révélations de l’enquête de Mediapart sur Gérard Depardieu, les prises de parole de la part des femmes du cinéma se succèdent, poussant l’industrie et les médias à se remettre en question. Mais le catalyseur du mouvement #MeToo en France sera une série de six petits épisodes, celle de Judith Godrèche, Icon of French Cinema, qui raconte l’histoire de son emprise par un cinéaste connu et reconnu et l’a propulsée en nouvelle porte-parole du mouvement, cinq ans après qu’Adèle Haenel a accusé le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchement et de harcèlement sexuel sur mineur puis renoncé à sa carrière d’actrice dans une lettre très politique adressée à Télérama en mai 2023.
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Si, en France, le mouvement #MeToo a connu de nombreux allers-retours, des avancées et presque autant de rétropédalages, quelque chose de structurel commence-t-il enfin à émerger au-delà des faits ?
L’arbre qui cachait la forêt
Pour bien comprendre l’accélération du phénomène, un retour en arrière s’impose. En avril dernier, après une enquête de plus de deux ans et suite à la réception de plusieurs témoignages concernant le comportement de Gérard Depardieu avec les femmes, Mediapart a enfin révélé le secret le moins bien gardé du cinéma français.
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Outre la plainte de l’actrice Charlotte Arnould qui a valu à l’acteur une mise en examen pour viol en mars 2022, la journaliste Marine Turchi a recueilli treize témoignages de femmes qui accusent l’acteur de violences sexuelles sur le tournage de onze films entre 2004 et 2022 mais également dans des lieux extérieurs. Toutes dénoncent un “mode opératoire très reconnaissable”. Une autre femme témoignera quelques mois plus tard au micro de France Inter, et au total, ce sont seize femmes qui accusent l’acteur dans les médias.
Après Charlotte Arnould en 2018, Hélène Darras et Ruth Balza en 2023, une ancienne assistante de plateau a également déposé plainte en janvier contre Depardieu et, à ce jour, quatre plaintes pour viols ou agressions sexuelles ont donc été déposées contre l’acteur, des accusations qu’il réfute.
En décembre dernier, le magazine Complément d’enquête diffusait un reportage intitulé La Chute de l’ogre et dévoilait des images tournées par l’écrivain Yann Moix lors d’un voyage en Corée du Nord avec l’acteur en septembre 2018. Ce dernier y multiplie les propos misogynes et insultants à l’égard des femmes et sexualise une enfant à cheval devant la caméra. Cette émission a déclenché une intense polémique à laquelle le président de la République a réagi au micro de C à vous, dénonçant une “chasse à l’homme”, qualifiant l’acteur de “fierté de la France” et remettant en question la véracité des images, authentifiées par la suite par un huissier.
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Dans la foulée, une cinquantaine de personnalités du cinéma – parmi elles, Carole Bouquet, Yvan Attal, Nathalie Baye, Patrice Leconte, Fanny Ardant, Charlotte Rampling, Gérard Darmon, Carla Bruni, Jacques Dutronc, Pierre Richard ou encore Jacques Weber – ont signé une tribune de soutien à l’acteur dans le Figaro, appelant à “ne pas effacer” l’acteur, avant un discutable rétropédalage, notamment en raison de l’instigateur de cette tribune, Yannis Ezziadi, éditorialiste au magazine Causeur et proche de Sarah Knafo, la conseillère et compagne d’Éric Zemmour.
Mais, signe que les mentalités évoluent malgré tout, seules 56 personnalités ont signé la tribune pour Depardieu contre 700 qui avaient soutenu Roman Polanski lors de son arrestation en Suisse en 2009. Et, chose inédite soulignée par Mediapart, pas moins de six contre-tribunes sont parues.
Suite aux révélations de l’affaire Depardieu, de nombreuses autres accusations ont émergé. Ainsi, en juillet 2023, une enquête a été ouverte pour viol et agression sexuelle après que trois femmes ont porté plainte contre Nicolas Bedos ; Philippe Garrel est quant à lui mis en cause dans Mediapart par cinq comédiennes qui témoignent de baisers non consentis et de propositions sexuelles lors de rendez-vous professionnels, sans qu’aucune plainte n’ait été déposée ; et Philippe Caubère vient d’être mis en examen pour agressions sexuelles, viols et corruption de mineur de plus de 15 ans.
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Une nouvelle figure de proue
Mais c’est grâce à une série – depuis toujours espace de liberté artistique alternatif, loin de la sacro-sainte politique des auteurs héritée de la Nouvelle Vague et toujours à l’œuvre dans le cinéma français – qu’un nouveau coup d’accélérateur vient d’être mis, et surtout grâce à une femme, Judith Godrèche. En décembre dernier, elle dévoilait sa série Icon of French Cinema, coproduite par Arte, dans laquelle elle raconte le système de prédation dont elle a été la victime sans pour autant nommer son agresseur de vingt-cinq ans son aîné.
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Elle avait finalement dévoilé son nom sur Instagram, motivée par le visionnage d’un documentaire de 2011 où Benoît Jacquot évoque sa relation passée avec l’adolescente face au psychanalyste Gérard Miller, lui aussi accusé d’agression sexuelle. En février, Judith Godrèche portait plainte à la Brigade de protection des mineurs contre le réalisateur pour viols sur mineure de 15 ans, tandis que Le Monde publiait une longue enquête sur l’emprise et les violences subies par l’actrice.
Julia Roy, qui a quarante-deux ans de moins que Benoît Jacquot et a tourné sous sa direction à quatre reprises, a elle aussi dénoncé dans Le Monde des “violences verbales et physiques”, tandis qu’Isild Le Besco, qui a tourné six films avec lui, a transmis pour sa part un texte au quotidien où elle évoque des “violences psychologiques ou physiques” et envisage de porter plainte. Dernière pierre à ce jour, Judith Godrèche a également dénoncé, au micro de France Inter, des abus sexuels de la part de Jacques Doillon sur le tournage de La Fille de 15 ans et a aussi porté plainte.
Malheureux hasard de calendrier, Jacques Doillon et Benoît Jacquot, qui contestent les faits, ont tous les deux des films prévus dans l’année. Malgré les accusations, le distributeur (Les Acacias) de CE2, le film de Doillon sur le harcèlement scolaire, a décidé de maintenir sa sortie, à laquelle s’oppose Nora Hamzawi, l’actrice principale, tandis qu’Alexis Manenti a annoncé qu’il n’en assurerait pas la promotion.
Belle, le nouveau long-métrage de Jacquot, n’a quant à lui aucune date de sortie à ce jour.
Passer à l’âge adulte
Face à cette déferlante, toute la chaîne du cinéma se trouve ébranlée et une partie de l’industrie du cinéma accepte enfin de se regarder dans le miroir. Cet été, un dispositif totalement inédit dans le paysage cinématographique français – toujours largement soumis à la politique du réalisateur-auteur – était mis en place sur le plateau du nouveau film de Samuel Theis, accusé de viol par un technicien. Pour pouvoir finir le tournage (et préserver certains intérêts financiers) tout en protégeant l’équipe le temps de l’enquête interne mandatée par la productrice du film, le cinéaste été mis à l’écart, confiné en marge de son plateau, et dirigeait ses comédiens en communiquant avec ses assistants par talkie-walkie avec l’interdiction de venir sur le plateau sans autorisation.
En février, c’est une proposition de loi visant à “conforter la filière cinématographique” qui a été adoptée à l’unanimité au Sénat et qui prévoit, notamment, le retrait des aides du CNC aux productions en cas de violences avérées. Mais pour être effective, elle doit désormais être examinée et votée par l’Assemblée nationale.
Loin des plateaux de cinéma, à l’autre extrémité de la chaîne, il y a la critique cinéma. Celle qui est installée et reconnue intellectuellement depuis des décennies, envers laquelle Judith Godrèche a témoigné une grande colère et dénoncé sa complicité dans la façon dont elle a longtemps sacralisé les propos de certains réalisateurs agresseurs en réduisant leurs victimes au statut de très jeunes muses.
Cette critique est donc elle aussi forcée d’amorcer son autoanalyse. Ainsi, pour les Inrocks, il faut “changer le système” ; pour les Cahiers du cinéma, “il est temps de questionner cette obstination à s’en tenir strictement à l’œuvre” ; tandis que pour Télérama, c’est tout simplement l’histoire “d’un aveuglement collectif”. La directrice de la rédaction de l’hebdomadaire culturel s’est même fendue d’un édito sous forme de mea culpa :
“Affaire Jacquot : un système dont les médias ont parfois été complices par leurs éloges, Télérama compris”.
Cet aveuglement, Judith Godrèche l’a largement remis en question sur le plateau de l’émission À l’air libre, organisée par Mediapart, qui a réuni, autour de l’actrice, Anna Mouglalis, Charlotte Arnould, Anouk Grinberg, Iris Brey, Manda Touré et Marie Lemarchand, actrices et membres de l’Association des acteur.ices (ADA), et Noémie Kocher, actrice et membre de la commission AAFA-Soutiens, qui avait témoigné du harcèlement sexuel de Jean-Claude Brisseau et portait plainte en 2001.
Pour cette dernière, ce sont surtout “des gens qui ne voulaient pas voir. […] Dans le mot ‘aveuglement’, il y a déjà une déresponsabilisation”.
Mais c’est également lors de cette formidable émission que l’on a touché aux limites de cette résurgence de la prise de conscience #MeToo. Si toutes ces accusations semblent aujourd’hui trouver une plus grande résonance, c’est aussi car elles touchent des femmes qui étaient alors des enfants. En France, les affaires les plus retentissantes ont souvent concerné des accusations de pédocriminalité, comme celles de Vanessa Springora au sujet de Gabriel Matzneff ou de Camille Kouchner sur l’inceste commis par Olivier Duhamel.
Ainsi, sur le plateau d’À l’air libre, Charlotte Arnould, qui accuse Gérard Depardieu de viols alors qu’elle était âgée de 22 ans, regrette que le débat se soit cristallisé autour des propos, “bien qu’abominables”, que l’acteur a tenus dans Complément d’enquête à l’égard d’une enfant, éclipsant les actes encore plus graves dont elle l’accuse. Si notre #MeToo français s’accélère, il concerne encore surtout les enfants plus que les femmes.
L’historienne Laure Murat analyse ainsi chez Mediapart :
“En France, on pense, à raison, que le vrai scandale, c’est de s’attaquer aux enfants. Mais les femmes, on estime toujours qu’il y a un doute sur le consentement. On n’arrive pas à passer à l’âge adulte.”
Et surtout, alors que de nombreuses actrices ont pris la parole pour partager des expériences similaires ou tout simplement apporter leur soutien aux femmes victimes, amorçant une sorte de réseau de solidarité pour faire circuler des noms et des vécus communs, on assiste à un silence assourdissant de la part des acteurs et de tous les hommes du cinéma français.
Peut-être que certains prendront parti ce vendredi 23 février à la cérémonie des César, vers laquelle tous les regards sont désormais tournés et où une tribune sera offerte à Judith Godrèche afin qu’elle prononce un discours contre les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma. Mais le combat de cette nouvelle figure de proue du mouvement #MeToo français se situe désormais ailleurs.
Consciente de son privilège, celui d’être enfin entendue, et admettant éprouver un sentiment de responsabilité, voire de culpabilité, pour avoir malgré elle glamourisé une relation avec un homme de vingt-cinq ans son aîné, l’actrice a ouvert une boîte mail (moiaussijudith@gmail.com) pour recueillir la parole et les témoignages de personnes victimes d’abus, tous milieux confondus, sur laquelle elle a déjà reçu près de 3 000 messages en une semaine. L’actrice a promis de mettre en place un dispositif pour leur donner de la voix.
Si on est loin des 19 millions de hashtags #MeToo qui ont été utilisés l’année qui a suivi le tweet de l’actrice Alyssa Milano le 15 octobre 2017 et si le chemin est encore long, nous sommes indéniablement à un tournant dans l’histoire du mouvement dans le cinéma français.