Mardi soir. Dans la salle du MK2 Grand Palais, ça s’agite pas mal. Le générique de fin des Veuves, le nouveau film de braquage malin de l’oscarisé Steve McQueen (Hunger, Shame, 12 Years a Slave), défile devant une foule encore sous le choc du spectacle. Pas le temps de respirer : le réalisateur entre dans la salle.
Publicité
Si le tonnerre d’applaudissements ne semble pas s’arrêter, son visage, jusque-là très souriant, change d’expression assez rapidement. Avec un certain professionnalisme, Steve McQueen répond aux questions du public, avant de s’interrompre, comme pressé d’évoquer avant tout l’expérience cinématographique qui vient de se de s’achever : “Excusez-moi, mais vous avez regardé le film avec ce son-là ? C’est horrible”. La faute au bruit produit par une exposition organisée non loin dans l’entraille du Grand Palais. Qu’on se le dise, le cinéaste est perfectionniste, tatillon sur le caractère sacré de la salle de cinéma.
Publicité
Au détour d’une question posée par un spectateur, il explique que son film est fait pour être vu en salle, le but étant que le spectateur réagisse à l’unisson avec les autres. Il n’est pas fait pour être vu sur son ordinateur en faisant une pause toutes les cinq minutes pour aller se chercher à bouffer dans son frigo – prends ça, Netflix.
Steve McQueen est un artiste et il ne faut pas longtemps pour le comprendre.
Publicité
Un véritable artiste
Si on regarde le début de sa carrière, cela semble pourtant une évidence. Ses premières œuvres filmées, de multiples courts-métrages, ne sont visibles que dans certains musées, ici et là. La plus célèbre, enfin celle qui l’a fait connaître dans ce milieu bien fermé, s’appelle Bear. Cette œuvre explore divers thèmes chers à l’artiste, comme le racisme, le corps mais surtout la violence.
On y voit deux lutteurs noirs (McQueen joue l’un des deux sportifs) en plein combat, filmés de manière subjective. Proche des corps, un rendu en noir et blanc, une caméra 16mm au centre du duo : voilà pour la forme. Il y a quelque chose d’érotique dans ces enlacements violents. McQueen joue des codes du film de sport de combat, et transforme le tout en une œuvre sensuelle.
Publicité
Si on saisit vite le ressenti recherché par l’auteur, on cerne surtout d’office le style de Steve McQueen, qui préfère agir sans trop réfléchir. Car ce film, qui a fait beaucoup de bruit dans le monde de l’art au moment de sa première diffusion au Royal College Art de Londres en 1993, n’a été tourné qu’en une seule journée.
L’artiste s’explique, se replongeant 25 ans en arrière :
Publicité
“Je ne sais plus en combien de temps je l’ai tourné… Une semaine ? Une journée ? Une journée ! Je l’ai tourné en une journée [rires] ! T’imagines ? J’étais un gosse, j’avais 22 ou 23 ans, pas plus ! C’est une œuvre pour un musée, pour une galerie, une œuvre d’art. Donc c’est tourné de manière particulière, et c’est fait pour être diffusé de manière particulière, pas sur un écran classique.”
Entre Bear et Les Veuves, on aurait tendance à dire que le grand écart est frappant. Pour ce dernier, on parle d’un “blockbuster” où Viola Davis, Michelle Rodriguez et un gang de femmes décident de rattraper les erreurs de leurs maris – interprétés notamment par Liam Neeson et Jon Bernthal. En arrière-plan, une élection locale, des fusillades, des explosions, du suspense et des menaces. On est loin du film de galerie.
De nombreux critiques reprochent de manière injuste que Les Veuves ne soient pas un “vrai” McQueen. C’est mal connaître l’intéressé, qui se défend de ne pas avoir changé de méthodologie depuis Bear :
Publicité
“J’en reviens toujours à ce procédé. Je dirais même que je n’ai jamais arrêté en fait. C’est comme écrire de la poésie, puis un roman. C’est la même chose au final. Parce que ce ne sont pas des exercices séparés. Tu fais les deux mêmes choses en même temps, c’est au final le même exercice. J’y reviens toujours, même sur un film comme celui-là.”
Et les thèmes de prédilection de l’auteur ? Les Veuves est bien plus malin qu’il n’en a l’air. Le temps de ce fameux braquage, McQueen réussit à aborder dans son intrigue des sujets comme la corruption, le racisme omniprésent de la société américaine, les violences policières et les violences conjugales, tout en proposant une réflexion plus globale sur le deuil.
“C’est comme du jazz, tu as l’harmonie et la mélodie, mais au fond, tu improvises”
Dans tous les cas, n’allez pas dire à McQueen qu’il a ses thèmes de prédilection. Non seulement il n’aime pas se catégoriser, mais en plus il pense que c’est au travail du critique de le mettre dans une case. Pas à lui. Et le tout sans être d’accord. Pourtant, il semble évident qu’il aime traiter du corps, de la manière dont on peut le malmener. Mais pas de ça avec lui, ce serait aller contre sa démarche artistique que de réfléchir de la sorte.
“Je devrais suivre un chemin, faire attention à chaque pas, chaque étape, ce serait bien trop stressant et fatigant”, explique le réalisateur amusé qu’on puisse penser cela de son travail. Il préfère la spontanéité. Cela se ressent à peu près à tous les instants du tournage. À commencer par la préparation des plans. Spoiler : il n’y en a pas vraiment.
“Je ne fais pas de story-board. Je parle avec mon caméraman des scènes un peu avant le tournage, et on réfléchit à la manière dont on peut tourner chaque scène. Mais ça peut changer en deux secondes.
C’est comme du jazz, tu as l’harmonie et la mélodie, mais au fond, tu improvises. Tant que ça reste dans le ton, l’harmonie et la mélodie, tu peux faire ce que tu veux. C’est important, ça te permet de… vivre. Tu vois ce que je veux dire ?”
Honnêtement, on voit très bien. Tenez : l’une des scènes les plus impressionnantes du film n’est pas un plan particulièrement technique, mais résume à lui tout seul tout le long-métrage. On y voit un candidat, interprété par Colin Farrell, partir d’un meeting en voiture pour rentrer chez lui. Plutôt que de raconter l’échange entre ce dernier et sa directrice de communication au sein de la voiture, McQueen choisit de filmer la berline de l’extérieur alors que résonne l’échange, formalisant le contraste entre le quartier noir et pauvre dans lequel il se trouve avec le quartier blanc bourgeois où il habite. L’idée simple ? Souligner le décalage entre ce qu’il raconte vivre et ce qu’il vit, entre son quotidien et celui de ses électeurs. Et c’est sans parler du dialogue en lui-même, crucial.
Vous sentez le truc venir ? Oui, encore de l’improvisation : “En voyant ça, en voyant le trajet, on s’est dit ‘Mais le plus intéressant ne serait-il pas l’extérieur ?’, et le tour était joué.”
Contemporain malgré tout
Sa manière de faire est un art à part entière. McQueen n’est pas comme les autres : il le sait et il en joue. Quand on lui demande comment il tourne sans de lourds préparatifs, il raconte jouer avec les énergies, et les suivre. Filmer est comme du tai-chi pour lui – et ce depuis toujours. Difficile de comprendre ce que cela veut dire, si ce n’est qu’il agit à l’instinct.
“Je ne fais pas des films sur des films, je fais des films sur la réalité, sur ce qu’on vit aujourd’hui”
Il raconte de facto ne pas avoir de modèle. Quand on regarde le film, on pense forcément à Michael Mann et son magistral Heat. Mais non. Il ne s’inspire de rien, si ce n’est de sa propre imagination.
“J’ai fait une école de ciné pendant quatre mois. J’ai détesté. La première fois que je suis allé sur un plateau de cinéma, c’était le mien. Parce que je ne voulais pas calquer des méthodes sur d’autres artistes, je voulais ma propre manière de faire les choses. Je ne voulais surtout pas choper des mauvaises habitudes de mauvaises personnes. […]
Mon inspiration ici, en l’occurrence, c’était ces femmes, ces personnages. […] Mon film n’a rien à voir avec Heat ! Pour moi, ce n’est pas intéressant de regarder d’autres films pour s’en inspirer. Ce qui est intéressant, c’est de réfléchir dans son coin. De penser à la manière dont je tourne la scène, histoire d’être dans le moment. Je ne fais pas des films sur des films, je fais des films sur la réalité, sur ce qu’on vit aujourd’hui.”
Assez logiquement donc – et ce malgré le fait qu’il s’agisse de l’adaptation d’une série des années 1980 dont on a changé assez peu de choses sur le fond –, Les Veuves est profondément contemporain. Mettre en avant des femmes fortes de manière aussi intelligente, avec un casting d’une belle diversité, semble être un gros doigt d’honneur à une industrie conservatrice et dominée par des hommes.
Un fait encore trop rare. Michelle Rodriguez a failli refuser le rôle, car elle en avait marre de jouer la “Latina” qui n’est qu’une victime. McQueen a dû y aller par trois fois pour la convaincre.
Et pourtant, le film n’est vraiment pas une réponse à #MeToo, contrairement à ce que certaines peuvent penser.
“J’ai pensé à adapter cette histoire au cinéma il y a sept ans. […] À l’époque, ce n’était pas trop #MeToo, mais plutôt #OscarsSoWhite. Après, […] je me considère féministe, donc le film doit probablement l’être.”
Le cinéaste se souvient très bien de la première fois qu’il a regardé la série HBO Les Veuves, sur lequel est basé le long-métrage en question. Nous sommes en avril 1983, alors que le jeune Steve a 13 ans. Il est allongé sur le tapis de son salon, sur le ventre, à regarder avec sa mère les aventures de ces femmes qui doivent se sortir du pétrin. Il est happé par l’entreprise, et raconte que l’histoire lui a collé à la peau, jusqu’aujourd’hui.
Pas surprenant que l’adolescent s’identifie à ces personnages. On parle de protagonistes jugées pour leur apparence, moquées, discriminées et mises à l’écart de la société. Chose qu’il raconte avoir vécu en étant un “jeune Noir à Londres”. Mais s’il ne se plaint pas de son sort, il n’hésite pas à rappeler qu’en 35 ans la situation de ces femmes n’a pas changé.
Pour raconter cette aventure, le réalisateur a fait appel à la meilleure scénariste de thrillers du moment, Gillian Flynn (Gone Girl, Sharp Objects). Oui, une scénariste pour un film d’action. Un geste malin qui fait du bien. Il raconte : “Je voulais le meilleur scénariste, et c’était elle. Or il se trouve qu’elle est une femme, et qu’elle est de Chicago, donc bingo.”
Car oui – dernier point et pas des moindres –, le récit se déroule à Chicago, ville qui a vu naître l’empire criminel d’Al Capone. Une cité qui représente la corruption politique et la criminalité, mais aussi la diversité et la mixité. “Un reflet parfait du monde actuel”, selon le cinéaste.
Et puis un joli lien avec son histoire personnelle :
“La première fois que je suis venu à Chicago, c’était pour une exposition. Ma première en tant qu’artiste, en fait. Et ma femme était allée à une convention démocrate pour Bill Clinton. Une première visite qui était artistique et politique, donc [rires].”
L’art au centre de tout, encore et toujours. On vous l’avait dit.