Qui aurait pu prédire… que le monde entier nous envierait le doublage français du film Super Mario Bros au détriment de celui de la superstar Chris Pratt ? Pourtant, c’est exactement ce qu’il se passe. L’adaptation du jeu vidéo culte de Nintendo sort ce 5 avril, après sept ans de travail, et les attentes sont immenses vu le monument populaire que représente le plombier à la casquette rouge.
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Pour incarner cette star, les anglophones ont misé sur un acteur connu plutôt qu’un professionnel du doublage. Un choix stratégique classique, plus marketing qu’artistique, pour rattacher un gros nom au dessin animé (Super Mario, une des figures populaires les plus connues de la planète, en avait-il vraiment besoin ?). Le résultat, et c’était un peu prévisible, est raté.
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Chris Pratt passe complètement à côté de la malice un brin enfantine de Super Mario. Déçus par cette interprétation jugée banale et trop “civile” choisie par l’interprète de Star-Lord dans Gardiens de la Galaxie, les fans ont jeté leur dévolu sur la version française incarnée par Pierre Tessier, dont le timbre a conquis de nombreux adeptes tant il se rapproche de celui de l’américain Charles Martinet, voix originale derrière le célèbre “hoohoo” de Mario.
Si regarder des œuvres en VO n’a jamais été aussi simple, ce n’est pas au détriment du doublage. La sortie de Super Mario Bros est ainsi l’occasion d’évoquer l’art du doublage et surtout le fait que la France reste une référence mondiale dans le domaine.
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La VF, entre expansion et élitisme
Le doublage serait-il ringard ? D’un côté, la victoire du film sud-coréen Parasite aux Oscars en 2019 a prouvé qu’enfin, le cinéma non anglophone, et surtout sous-titré, avait une place aux États-Unis, ouvrant la voie au cinéma international, jusqu’ici plutôt boudé par un public qui n’a pas la culture de la VOST.
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Bong Joon-ho lui-même dans son discours aux Golden Globes avait dit : “Quand vous aurez surmonté la barrière d’un centimètre que sont les sous-titres, vous allez découvrir tant de films extraordinaires”. D’un autre, impossible de passer à côté des tiktoks de Pierre Niney (pour ne citer que lui) parodiant de manière hilarante le doublage français, parfois excessif dans les intonations.
Signe-t-on doucement l’arrêt de mort du doublage ? Absolument pas. Le sous-titrage et le doublage sont désormais deux industries différentes, chacune en pleine expansion. Le magazine Les Echos révèle dans une enquête que “le doublage/sous-titrage (télévision, cinéma, publicité, etc.) représente environ 5 milliards de dollars au niveau mondial, dont l’essentiel provient du doublage (bien mieux rémunéré)”.
En France, le chiffre d’affaires du marché ne cesse d’augmenter. Dès lors, comment expliquer ce sentiment que la VF se ringardise ? Pour cela, nous avons parlé au youtubeur Misterfox, référence sur le sujet du doublage, dont on vous recommande vivement la chaîne.
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“Pendant longtemps, on ne savait même pas que la VO existait en France. À part de rares cinémas parisiens, tout était doublé. Cela a changé avec le passage au numérique, où il a été beaucoup plus simple techniquement de créer des sous-titres. Aujourd’hui, on a accès plus facilement et surtout plus rapidement à la VO. Ce purisme soudain pour la version originale s’est développé d’abord parce qu’elle est souvent la première version à laquelle on est exposé. Dès lors, on juge la VF avec un regard biaisé.
Un musicien m’a expliqué que c’était la même chose en musique : quand on écoute la version d’un morceau, cette première écoute sera généralement préférée aux versions écoutées ensuite. Si on découvre un morceau par sa version live, on aimera moins sa version studio. Et inversement. C’est pareil avec la VO/VF.”
C’est ainsi que les 90’s kids — qu’est l’auteure de cet article — voueront toujours un amour sans limite aux versions françaises de Retour vers le futur et du Cinquième Élément (“Corben, mon ange, qu’est-ce que tu m’as fait là ? C’était NAZE “). Ce réflexe de la VO s’est développé dans les années 2010 avec notamment l’arrivée du piratage.
Pour les plus jeunes par ici, sachez qu’avant l’arrivée des plateformes, nous, Français, devions attendre parfois deux ans pour voir la dernière saison des séries américaines à la télévision (et donc doublée en français). Avec le streaming illégal, il est soudain devenu possible de voir la série quelques heures après sa diffusion aux États-Unis, en anglais sous-titré. Grâce à Netflix et à tous ses concurrents depuis, regarder les séries est devenu plus simple et surtout, ces contraintes d’attente semblent désormais d’un autre monde.
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Progressivement, les distributeurs de films, qui sont chargés du doublage (ou non) d’une œuvre, ont commencé à faire le choix de distribuer les films étrangers en VO, en plus du doublage. Laissant progressivement l’impression que la VF a quitté les lieux ? Une illusion un brin élitiste pour Misterfox :
“C’est un snobisme un peu parisien de penser que c’est la norme de voir les films en version originale sous-titrée… La VF est toujours disponible. En revanche, l’expansion de la VO n’est pas qu’une bonne nouvelle. Je trouve que ça gentrifie un peu certains cinémas.
Étant Lyonnais, je pense notamment à l’UGC Part-Dieu. Après d’énormes travaux, le lieu propose désormais beaucoup plus de VO. Je remarque une vraie différence du public depuis. J’en ai discuté directement avec une des guichetières et elle me confirme que ça éloigne le public populaire pour faire venir des CSP+. C’est cool parce que c’est peut-être un public plus calme mais dans les faits, ça éloigne un public populaire des cinémas.”
Par ailleurs, on ne peut pas passer à côté du fait que les sous-titres ne sont pas accessibles à tous. Analphabètes, illettrés ou plus communément dyslexiques, il faut un peu de pratique pour suivre, voire un léger effort, ce qui n’est pas forcément à la portée, par exemple, des personnes âgées. Snober le doublage, c’est donc comme snober une majorité de la population qui consomme films et série de cette manière-là.
D’ailleurs, le débat divise les réalisateurs depuis longtemps. Alfred Hitchcock était farouchement contre les sous-titres, là où Jean Renoir estimait que doubler un film était trahir une œuvre. Pour Misterfox, “dire qu’on profite vraiment du film quand on le regarde en VOST, c’est mentir. Qu’on l’admette ou non, on passe une partie de son attention sur la lecture des sous-titres. Regarder en VOST, c’est faire le choix d’un sacrifice plutôt qu’un autre”.
La chance de notre époque, c’est que doublage ou sous-titres, il y a le choix. L’une n’annule pas l’autre. Les plateformes doublent et sous-titrent les films et séries, jusqu’à 34 langues pour le doublage et 37 pour les sous-titres chez Netflix.
La France comme référence
Regarder des œuvres en français reste la norme. Une étude de 2015 montre même que si la part est à peu près égale chez les 18-34 ans, la VF est clairement majoritaire pour les personnes au-delà de 35 ans. Par ailleurs, l’art du doublage est même un fleuron français, comme nous l’explique Misterfox.
“Les autres pays nous envient nos doublages, car on est parmi les seuls à utiliser quelque chose appelé la bande rythmo. C’est une bande qui défile en dessous du texte quand les comédiens doublent, avec une ligne rouge pour indiquer à quel moment il faut dire tel mot pour être bien synchronisé.
Les autres pays ont le texte et essaient d’être raccord. Nous, on a un tel souci de la synchronisation, qu’on a créé cet outil-là pour être précisément sur les lèvres des comédiens. J’ai pu assister à des doublages à l’étranger et je peux assurer que pour d’autres pays, tout ce qui compte c’est le jeu et le sens. Nous, en France, sommes plus tatillons et on le remarque quand c’est mal synchronisé.”
Le documentaire Dragon Ball Documentary: Nozawa and Lecordier, sorti dans les années 1980, montre bien cette spécificité à travers la performance de notre star internationale, Brigitte Lecordier, voix mythique de Goku, pour ne citer que lui. Alors que sa consœur japonaise lit son texte à la main, Brigitte s’adapte en fonction de la fameuse bande rythmo.
Les nouvelles voies du doublage
L’expansion fulgurante du doublage n’est pas près de faiblir. Notamment parce que les youtubeurs s’y mettent également. C’est le cas des deux géants PewDiePie et MrBeast qui ont signé des contrats avec une compagnie de doublage, Unilingo, afin d’étendre un peu plus leur audience.
Et ils ne lésinent pas sur les moyens puisque le youtubeur a fait doubler ses vidéos par des acteurs de doublage de renom, notamment le doubleur des films Spider-Man en espagnol. MrBeast a même créé la déclinaison espagnole de sa chaîne YouTube en 2021, “MrBeast en español”, qui a déjà atteint près de 23 millions d’abonnés, un carton. Pas étonnant, lorsque YouTube nous apprend que deux tiers des vues totales des créateurs viennent de l’étranger. La preuve qu’il y a un véritable créneau à prendre. Et YouTube ne risquait pas de passer à côté puisque grâce à l’option “audio tracks” développée par Google, le doublage devrait bientôt devenir disponible pour tous les créateurs. Une révolution en termes d’audience.
Évidemment, l’intelligence artificielle n’est pas loin et des entreprises travaillent à créer des voix toutes faites. Plus problématique, elles sont entraînées par des acteurs de doublage qui donnent ainsi toutes les clés à des algorithmes pour qu’ils les remplacent. Il serait bientôt possible d’avoir la voix exacte de Morgan Freeman en espagnol. D’ailleurs l’IA a déjà été utilisée pour doubler une voix. Dans la série Obi-Wan Kenobi, la voix anglaise de Dark Vador a été générée par une IA pour imiter celle, mythique, de l’acteur en charge du personnage pendant 45 ans.
Le doublage n’a donc pas fini de se développer. C’est une bonne chose pour l’accessibilité, que ce soit sur les plateformes de streaming, au cinéma ou sur YouTube. Quant à l’intelligence artificielle, on a bon espoir que si le public a pu remarquer l’erreur artistique d’avoir fait appel à Chris Pratt pour du doublage, il le remarquera tout autant pour une IA, redonnant ainsi à l’art du doublage sa place de choix.