Parmi les œuvres phares de la pop culture qui ont marqué notre époque, One Piece s’impose comme un cas d’école. Publié depuis 1997, le manga d’Eiichirō Oda raconte, à travers les aventures de Luffy et de son équipage, une odyssée passionnante, une véritable ode à la liberté qui rend un hommage vibrant à toutes les âmes éprises de voyages et d’aventures.
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Malgré 25 ans de continuité, One Piece accomplit l’exploit de rester cohérent, aussi bien dans sa trame que dans son cadre. Ce dernier est forgé par Oda d’une main de maître : l’auteur y mêle, de manière connexe, des références à des cultures de différents pays de notre monde. En résulte un univers parfaitement identifiable par toutes et tous et à la logique interne sans faille. One Piece s’approprie les cultures de nos sociétés, afin d’en livrer une représentation éclectique, à la fois d’une familiarité rassurante et d’un exotisme irrésistible.
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Un mélange de normes et de conventions
Afin de montrer de manière concrète que One Piece baigne constamment dans des références multiculturelles, il suffit de considérer les fameux avis de recherche de la saga. Ces affiches permettent de mettre en relief un détail qui a sûrement surpris les lecteurs et lectrices francophones (et plus largement occidentaux), mais auquel plus personne ne prête aujourd’hui attention :
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Les affiches reprennent une forme visuelle popularisée par les films de Western, avec notamment la grosse mention “Wanted“. Les noms sont écrits en alphabet latin, et l’inscription “dead or alive” se lit en anglais. Cependant, un détail détonne de cette forme très occidentale : les noms de famille viennent systématiquement avant les prénoms, ce qui est l’usage au Japon. Autre chose : le symbole de la monnaie, ici le berry, s’inscrit avant le montant de la somme, comme souvent au pays du Soleil-levant.
La formation même des noms de One Piece démontre cette dichotomie entre forme anglophone et convention nippone. Si l’usage de la langue anglaise était respecté, Luffy devrait se nommer Luffy D. Monkey et non Monkey D. Luffy. De même, la contraction de Gol D. Roger en Gold Roger ne fait pas vraiment sens, en suivant la même logique. Si Oda reprend des éléments de la culture anglophone, il y applique ici des usages japonais, créant ainsi des normes propres à l’univers de son manga.
Grand Line : un véritable melting-pot
Il n’aura échappé à personne que One Piece met en scène des îles inspirées de vrais pays : Alabasta serait l’équivalent de l’Irak (ancienne Mésopotamie), Dressrosa représente l’Espagne, et le Pays des Wa correspond évidemment au Japon, “Wa” n’étant autre que le nom le plus anciennement connu de la péninsule nippone. Autant de cultures différentes sont représentées, et les lecteurs et lectrices sont invité·e·s à les découvrir en même temps que Luffy et son équipage.
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Au milieu de cette diversité, il existe certains usages du monde de One Piece qui semblent familiers et évidents pour tous les personnages du manga. L’exemple le plus marquant est certainement le fait de partager une coupe alcoolisée afin de se prêter allégeance.
Dans le manga, des personnages comme Jinbe, Ace ou Bartolomeo, originaires d’îles très éloignées, et donc issus de cultures différentes, connaissent et perpétuent cette coutume. Il est intéressant de noter que la représentation de cette coupe d’allégeance est totalement japonaise. Cet élément crée un charmant contraste visuel, lorsque Shanks et Barbe Blanche, qui sont des personnages caucasiens habillés comme des pirates anglais, échangent une coupe traditionnelle de saké nippon, sur un navire nommé le “Moby Dick”.
On peut alors conclure que le monde de One Piece est très régionalisé, mais qu’une culture dominante mondiale lie les différents pays à échelle globale.
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Quelle langue parle Luffy ?
En plus de certaines coutumes, il y a une chose essentielle que partagent les personnages de One Piece : il s’agit de la langue. Comme toutes les œuvres de science-fiction et d’heroic fantasy, la langue parlée par les protagonistes est celle du public, en l’occurrence le japonais pour le lectorat nippon, et donc le français pour les francophones.
On pourrait alors considérer qu’il n’y a aucune importance à ce que le manga soit originellement écrit en japonais. Comme One Piece représente des personnages issus de différentes cultures, n’importe quelle traduction saurait rendre hommage à leurs personnalités. La réalité semble être quelque peu à nuancer.
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On ne peut traduire exactement les suffixes honorifiques, essentiels au japonais. Ces derniers servent à communiquer le respect que l’on accorde à son interlocuteur, et donc, définir la distance qu’on entretient avec celui-ci. Par exemple, Brook ne manque jamais d’employer le suffixe “san” (qu’on pourrait grossièrement traduire par “madame” ou “monsieur”), lorsqu’il s’adresse à Luffy et ses coéquipiers. Il marque donc une distance pudique avec ces derniers, ce qui correspond à sa personnalité de gentleman buveur de thé. Le fait qu’aucun membre de l’équipage ne l’appelle “san” en retour installe une dynamique particulière entre les personnages.
Concernant les mots en eux-mêmes, on peut noter que les Chapeaux de paille utilisent aussi bien le terme japonais “senchou” que le mot anglais “captain” pour désigner Luffy. De même, le titre honorifique de Jinbe, “oyabun”, qui signifie “chef”, perd grandement de sa substance lorsqu’il est traduit : on pourrait le rapprocher du terme italien “capo”. Enfin, certaines appellations n’ont pas réellement d’équivalent et installent un ordre hiérarchique typiquement nippon, comme lorsque Bartolomeo appelle Luffy “Luffy-senpai”. La langue japonaise reste consubstantielle à One Piece, et ces conventions contrastent avec des décors qui n’ont souvent aucun rapport avec le pays du Soleil-levant (Alabasta, Water Seven, Dressrosa, etc.).
En réalité, Luffy est polyglotte
Il existe deux langues officielles dans l’univers de One Piece. La première est donc le japonais, comme nous l’avons vu précédemment. Il apparaît à l’oral, mais également à l’écrit, à travers des kanjis, notamment sur les tenues des gradés de la marine. Si ces caractères d’origine chinoise sont connus de la plupart des Japonais, ils restent l’apanage des lettrés. En Corée du Sud, les sinogrammes ne sont quasiment plus utilisés et ont été remplacés par l’alphabet coréen, mais ils apparaissent dans des textes administratifs. On peut imaginer que c’est le cas dans le monde de One Piece : les kanjis servent, entre autres, à désigner le pouvoir martial.
La deuxième langue de One Piece n’est autre que l’anglais. Il est utilisé sur les avis de recherche (“dead or alive”), et les personnages du manga semblent en maîtriser les bases. L’anglais pourrait être considéré comme la langue officielle par laquelle communique le Gouvernement Mondial. Il aurait donc un statut sensiblement similaire à celui qu’il tient dans le vrai monde, à travers des institutions comme l’ONU.
En plus de ces deux langues, il y en a d’autres qui ne sont pas réellement parlées dans le manga, mais qui sont représentées autrement. Premièrement, à travers ce qui relève de l’anthroponymie, à l’image du nom espagnol Don Quichotte Doflamingo. Ensuite, par le biais des noms d’attaques, comme c’est le cas du fameux répertoire de coups de pied de Sanji, entièrement en français, avec des noms comme Mouton, Collier et, évidemment, Diable Jambe. Dans ce dernier cas, nous pouvons extrapoler en supposant que la langue conventionnelle dans One Piece pour se référer à des techniques de cuisine est le français (en référence à la place que la gastronomie française occupe dans nos sociétés).
Au-delà des mots, le lien avec le monde réel est accentué par des concepts. Les armes antiques sont nommées à partir de dieux gréco-romains (Pluton, Poséidon et Uranus). La notion de “punk” semble très prégnante dans One Piece, tant le terme apparaît souvent : l’île Punk Hazard, le professeur Vegapunk et les attaques d’Eustass Kid (Punk Gibson, Punk Rotten, etc.). Le fait que des mythologies ou des mouvements culturels historiques soient présentés comme des faits établis dans One Piece renfonce l’assise du manga dans la réalité.
Oda a donc réussi à donner vie à un univers foisonnant qui sert le propos de l’histoire qu’il conte depuis 25 ans : la différence crée la richesse. En mêlant avec habileté des références culturelles éloignées, One Piece dépayse avec douceur ses lecteurs et lectrices. Ses derniers sont pris par la main, et invités à découvrir l’abondance de notre monde, à travers les yeux de Luffy et de son équipage. Ainsi commence le voyage ultime vers la liberté.