On a rencontré le rappeur Tuerie pour discuter de son dernier projet intitulé Papillon Monarque, sorti le 19 mai dernier. Papillon Monarque, c’est une œuvre puissante dans sa vulnérabilité et qui aborde de nombreux thèmes aussi impactants qu’importants : le deuil, la solitude, la foi, la santé mentale, la paternité, la masculinité. Avec Tuerie, on va naviguer à travers les titres pour comprendre ses intentions et sa volonté avec ce projet.
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Konbini | Pourquoi Papillon Monarque comme titre ?
Tuerie | Il y a plusieurs axes. Je vois le papillon monarque comme quelque chose de symbolique. À l’intérieur de ce papillon-là, il y a plusieurs gènes noirs qui représentent différents traits de caractère. La deuxième lecture, c’est que c’est un papillon qui, à des moments dans l’année, se retrouve en Amérique du Sud, et pendant la fête des morts, si jamais tu aperçois un papillon monarque, c’est que quelqu’un qui n’est plus sur terre pense à toi.
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Et puis le papillon a aussi cette symbolique de représenter tout ce qu’il a été avant de devenir un papillon. Le papillon incarne une multiplicité qui te correspond bien aussi en tant qu’artiste. Tu es un artiste multiple. Tu t’essaies à plein de genres musicaux. Est-ce que la seule appellation de “rappeur” te convient ?
“Je me sens en campagne pour le rap”
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Tu sais, je me sens en campagne pour le rap, parce qu’il y a beaucoup d’artistes qui dodgent et qui disent “non, je suis pas un rappeur, je fais beaucoup plus que du rap”. Mais ça veut dire quoi ? Si ta base, c’est le rap, c’est que t’es un rappeur. Moi je considère que je suis un rappeur mais qui ne fait pas que rapper. Je chante parce que j’ai toujours refusé qu’on me mette dans une case. Je suis un rappeur qui aime bien chanter et qui déteste qu’on lui dicte quoi faire ou qu’on lui dise “ouais, t’as juste le droit de faire ça”.
T’as pas besoin de dire que t’es un rappeur quand t’es un rappeur. Et d’ailleurs, les rappeurs qui disent dans leurs lyrics “je suis le plus fort”, c’est jamais les plus forts. Mais alors vraiment jamais. Et t’as pas besoin de le dire quand t’es un rappeur.
“C’est important d’expliquer qu’un homme racisé a le droit de pleurer et que c’est une force”
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Oui, tu l’incarnes. Incarner, c’est mieux que prouver. Papillon Monarque, c’est l’histoire d’un garçon triste. Et tout au long du projet, tu vas expliquer de différentes manières pourquoi ce garçon est triste. C’est quoi ton rapport à la vulnérabilité dans ta musique et pourquoi c’est important de l’être quand on est un homme et un artiste noir ?
Je suis camerounais et là d’où je viens, on ne montre pas forcément ses faiblesses et sa vulnérabilité. Parce que quand on est petit, on nous dit : “T’es un garçon, tu ne pleures pas.” Je sais qu’il y a des clés dans la déconstruction et j’ai besoin de déconstruire définitivement ces trucs-là. Et ici, ça prend toute ma carrière de le faire : je continuerai de le faire.
C’est trop important d’expliquer qu’un homme racisé a le droit de pleurer et de montrer ses faiblesses et que c’est une force. Et c’est même séducteur parce que c’est une preuve de courage d’exposer son talon d’Achille. Et je militerai toujours pour cette forme d’art-là.
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Ça demande beaucoup de courage, d’être vulnérable. D’ailleurs, depuis peu, il y a une petite libération de la parole sur toutes les questions de santé mentale dans le rap, et toi aussi tu le fais. C’est un thème que tu abordes dans ton projet. C’est quoi ton rapport à la santé mentale ?
C’est très difficile quand on est le pilier de tes proches de dire “je vais mal”. Donc ma relation avec la santé mentale est assez spéciale parce que tout ce que j’ai pu endurer pendant la majeure partie de ma vie, j’ai décidé de garder ça pour moi jusqu’à ce que j’implose, et à chaque fois que j’implose, ça fait énormément de mal à mon entourage.
“Ma musique c’est de l’art thérapeutique”
Donc j’ai décidé d’ouvrir cette boîte de Pandore et d’exposer tout ce que je pouvais traverser comme difficultés au niveau de la santé mentale pour que les gens puissent le faire à leur tour. Parce que j’ai trop douillé. J’ai des frères, mes gars de Foufoune Palace, et des gens qui m’aiment énormément dans la vraie vie et qui découvrent qu’il y a des périodes où j’étais mal dans mes chansons. Pourtant, ce sont des gens avec qui je traîne tous les jours. Ma musique, c’est de l’art thérapeutique.
“Ton cœur va continuer de s’ouvrir jusqu’à ce qu’il reste ouvert” : ce n’est pas une citation d’Erykah Badu mais c’est elle qui l’a partagée. Et je pense que ça marche aussi pour tout. Plus on va en parler de ces choses qu’on préfère enfermer, plus on va créer de nouvelles ouvertures dans le cœur et l’esprit d’autres et c’est ce que tu décris.
Tu parles aussi beaucoup de foi dans Papillon Monarque. Dans “Numéro vert”, tu dis “envier ceux qui trouvent le repos dans les livres”. Dans “27 Cèdres”, tu “demandes pardon au ciel” et admets avoir déjà douté de Dieu et donc naturellement de toi-même. Est-ce que la foi ou la spiritualité, c’est un duel ou un challenge pour toi ?
Totalement, totalement. Et il y a un artiste qui m’a montré que c’était OK de poser des questions, même si ça flirte avec le blasphème, c’est Jacques Brel. Il a un morceau dans lequel il en veut presque à Dieu de lui avoir retiré son pote.
Et en vrai, c’est interdit. Dans le sens t’es qui, toi, pour en vouloir à Dieu ? Et je pense que j’ai toujours flirté avec cette limite-là, j’ai toujours été sur le fil. C’est pour ça que même si j’ai fait un projet qui s’appelle Bleu Gospel, je me considère comme plus spirituel que religieux. Et d’ailleurs, je suis le mec dans mon équipe qui n’a pas choisi de club, entre guillemets. Dans mon entourage, il y a des musulmans, il y a des chrétiens, il y a des juifs, et je suis dans aucun FC. Juste, je crois en Dieu, et pour l’instant, je vis bien comme ça.
En parlant de “27 Cèdres”, dans ce titre, tu mentionnes certains rappeurs. Alpha Wann, Nekfeu, Benjamin Epps. Plus tard, tu cites également Isha, Caba, Jeanjass, Disiz la Peste. Qu’est-ce que tu dis concrètement et pourquoi citer ces rappeurs-là spécifiquement ?
Parce que ce sont des gens que je respecte. Je respecte certains pour leur technique, certains pour leur sensibilité, et la majeure partie des mecs que j’ai cités, j’ai déjà posé avec eux, d’ailleurs. Par contre, je ne peux ignorer certaines choses. Déjà, le fait que je n’aime pas collaborer avec les gens. Il y a ce truc de compétition que j’ai plus envie de rencontrer mais quand il faut le faire, je le fais.
J’aimerais te parler de “No More”, où on retrouve Nxghts et Har2nok à la prod. Har2nok, que ce soit sur ce projet ou d’autres, il reste une constante pour toi, et sur ce titre, tu choisis de le citer.
Har2nok, c’est mon gars de Chanteloup-les-Vignes, et c’est l’un des compositeurs les plus doués du paysage actuel à qui on refuse de donner ses fleurs. Comment ça ? Un numéro 1 du Billboard américain avec un morceau où il y a Kid Cudi, Young Thug… Pourquoi il n’y a pas son nom partout ? C’est un mec qui est vraiment dans le partage. Il n’y a personne qui fait sonner des drums comme lui.
“Être un G, c’est faire du mieux qu’on peut”
Dans “27 Cèdres”, tu expliques être devenu ce que t’es “sans daron, sans grand frère”. Dans “G / Bounce”, tu déconstruis un peu tout ce que tu penses qu’il fallait avoir ou faire pour être un “G” : “baiser tout ce qui bouge”, “avoir un gun”… Tu dis aussi que tu rêvais de “gros moteurs” et d’autres choses… C’est quoi être un G finalement ?
Être un G, c’est faire du mieux qu’on peut. C’est savoir être solide face aux sacrifices et surtout, surtout, donner les fleurs, pendant qu’on est encore vivant, aux gens qui nous ont élevés. Moi j’ai été élevé uniquement par des femmes et je pensais que c’était suffisant, jusqu’à ce que je fasse des erreurs et que je comprenne que c’est parce que je n’avais pas eu LE modèle paternel.
Oui, il y a des grands frères au quartier et j’ai des petits frères, mais de l’homme, j’ai hérité de la toxicité, de la lâcheté, de plein de trucs où il faut un stand-up guy pour mettre des freins, pour mettre des limites et déconstruire.
Dans son dernier projet, Kendrick Lamar dit : “I got daddy issues, that’s on me”, et ça résonne avec l’héritage toxique de la masculinité que tu décris là. Dans “Numéro vert”, tu dis : “Personne ne va prier pour toi”, et dans “FEEL.”, Kendrick dit : “Ain’t nobody praying for me”. Il y a également le titre de ton projet Papillon Monarque qui résonne avec celui de K.Dot, To Pimp a Butterfly. Est-ce que les références sont volontaires ?
Kendrick. Mon cousin germain [rire], un poète. Les gens font la comparaison avec son travail et le mien et c’est flatteur parce qu’on a des techniques similaires. On utilise plusieurs voix, on aime bien incarner des personnages… Mais moi, je trouve que notre plus gros trait commun est lié à l’introspection et au fait qu’on soit presque de la même génération et qu’on vive des trucs similaires presque au même moment. Ça fait plaisir quand tu sens que l’un de tes reflets, c’est un boug qui a un prix Pulitzer. Mais Papillon Monarque, je n’ai pas eu le titre en pensant à To Pimp a Butterfly. C’était au détour d’une conversation dans une chicha en vrai [rire].
“En tant qu’artistes, les gens nous prennent d’abord pour des fous ou uniquement des rêveurs”
On va parler d’oseille. Quand d’autres rappeurs friment souvent sur le fait d’avoir de l’argent, même si c’est pas toujours vrai, toi tu dis dans “Garçon triste” avoir “déchiré le CDI pour faire de la musique”. Dans “27 Cèdres”, tu parles de tes obligations de payer le loyer et remplir le frigo. Tu as également un titre complet qui s’intitule “Reconnu sans être riche” dans lequel tu dis que “ça pue la merde d’être reconnu sans être riche”.
Papillon Monarque, c’est aussi un dessin réaliste de la vie d’artiste. Pourquoi c’est important de faire ce dessin ?
Parce qu’on est beaucoup à commencer en ayant deux jobs. Un job alimentaire et un autre qui est lié à notre passion et à tout ce qui nous fait respirer, tout ce qui nous habite. Il y a ce truc où les gens nous prennent d’abord pour des fous ou uniquement des rêveurs.
Comme si c’était une insulte d’être un rêveur en plus.
Comme si c’était une insulte d’être un rêveur. Alors que… ce que ça demande en termes de sacrifices ? C’est incroyable. Tu vois, je suis très fier de ces deux projets. Ils sont très beaux, mais j’ai dû sacrifier ma famille. Ça a gâché énormément de relations. Quand je dis que j’ai perdu des gens que j’aime à cause de ce que je fais, c’est totalement vrai. Donc oui, c’est un métier à haut risque et ça pue la merde. En plus de ça d’être congratulé tous les jours alors que je ne suis pas richissime. C’est frustrant, c’est injuste et t’as envie de mettre les gens que t’as dû mettre de côté à l’abri mais j’ai l’impression qu’entre le moment où tu es hyper à l’aise financièrement et celui où tu peux les mettre à l’abri, eux, ils sont déjà loin de toi et c’est déjà trop tard.
Je le vois, je vois les miens s’éloigner lentement. Mais c’est vers les étoiles que j’ai décidé de lancer mon petit galet et je peux pas faire machine arrière. Il y a déjà eu trop de sacrifices, donc c’est mort.
On en apprend un peu plus sur ton fils tout au long du projet : il chausse du 27, il écoute “Die” de Gazo. Comment tu navigues entre la vie de papa et la vie de rappeur ?
J’aime dire que mon havre de paix se situe dans les yeux de mon fils. Le moment où je ne suis plus en colère et où je ne suis plus frustré, c’est quand je suis avec lui. C’est mon meilleur ami. Il a 4 ans et c’est un gosse qui est d’une gentillesse extrême. C’est un petit gars qui a le cœur tellement blanc que j’ai l’impression de revoir sa grand-mère, qui avait exactement le même cœur que lui, ou encore de voir ce que moi je ne suis plus depuis longtemps, et ça me fait du bien. Ça me fait autant de bien que ça me fait du mal, parce que je me dis aussi : “Dans quel monde je l’ai emmené, ce gars-là ?“
Tu as peur qu’il devienne une part de toi ?
Oui. J’ai un morceau qui s’appelle “Bouquet de peur” sur Bleu Gospel et je pense que ce sera la rose éternelle de mon bouquet de peur. Ça va vraiment être un truc petit qui va me faire peur jusqu’au bout. Mais j’ai quand même confiance.
“Là où on dort heureux” : “J’avais besoin que ce morceau soit un pansement pour tout le monde”
Le deuil, c’est une peine indescriptible, et quand on le traverse, on peine à mettre des mots dessus. Pire, on peine à trouver du réconfort dans les mots de ceux qui ne comprennent pas l’étendue de l’épreuve. Parce que c’est une épreuve personnelle et unique. Et toi, dans “Là où on dort heureux”, non seulement tu parviens à mettre les mots, avec une sensibilité poignante, mais surtout tu parviens à faire de ce texte très personnel un réconfort universel. Alors déjà : merci. Et ensuite, qu’est-ce qui a inspiré ce titre ?
C’est la première fois que je vais le dire : j’ai rêvé de ce morceau. On n’avait pas prévu de faire ce morceau directement. J’ai rêvé de la mélodie. Je me suis levé et j’ai fredonné la mélodie. Je suis arrivé tôt au studio, il y avait tout le monde. J’avais la mélodie en tête et je me suis senti obligé d’écrire. Et c’est le seul morceau que j’ai écrit sur mon téléphone parce que je ne pouvais pas garder ces idées en tête. Et je l’ai écrit en pleurant.
Quand je pose sur le morceau, je ne dévoile pas le nom de la personne dont je parle. Il y a des gens qui pensent que c’est ma mère. Mais c’est ma grand-mère, et c’est aussi une tante qui avait le cœur blanc.
J’ai pas appelé ce morceau “Grand-mère” parce que j’avais besoin que ce morceau soit un pansement pour tout le monde. Pour tous ceux qui ont ce sentiment d’injustice, tous ceux qui traversent cette peine-là. C’était primordial pour moi que les gens sachent qu’on est ensemble. C’est ça, l’histoire de ce son.
Et même si ça demande une force colossale, je m’amuse à faire des morceaux comme ça.
Merci, Tuerie.